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En suivant l'Evangile de Matthieu
Michel Jondot

3- " Je vous dis "

« Je suis avec vous jusqu’à la fin des âges. » C’est à « nous autres » que s’adressent ces tout derniers mots de l’Évangile selon St Matthieu. Nous suivons, dans le texte, le fil qui conduit jusqu’à eux.

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« Les uns avec les autres » :
ni les « uns » ni les « autres » ne sont premiers
mais seulement l’« avec » par lequel il y a des « uns » et des « autres ».
L’« avec » est une détermination fondamentale de l’ « être ».


Jean-Luc Nancy : Être singulier pluriel

Du corps aux lèvres

Une première opposition semble l’axe principal de l’Évangile. L’histoire commence par la promesse de l’apparition d’un corps. On annonce, en effet, la conception et la naissance d’un fils : Joseph en reçoit la nouvelle dans un songe. Ce Jésus né à Bethléem et, aux dernières lignes, ressuscité d’entre les morts, donne rendez-vous à ses amis pour leur annoncer sa disparition. Celui-ci s’efface pour faire place à une présence qui n’a plus rien à voir avec celle d’un corps dont le temps est limité par la mort. « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des siècles. »

Cette signification du corps qui travaille l’ensemble du livre se colore d’une façon particulière à un certain moment. Lors de son parcours, en effet, elle connaît un passage étrange : le corps n’y est plus pris dans un mouvement d’apparition et de disparition mais il devient le lieu où s’opère la rencontre des deux termes. Il est un point de passage où la nourriture entre et disparaît et où apparaît ce qui abîme l’humanité : « tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre puis s’évacue dans les lieux d’aisance tandis que ce qui sort de la bouche procède du cœur et c’est cela qui souille l’homme. »

Cette dernière image est assez étrange. On pourrait penser qu’elle condamne la parole puisque celle-ci sort par les lèvres. Mais est-ce un hasard si, la première fois qu’il parle (et c’était au démon dans le désert), Jésus associe la parole à la bouche de Celui qu’il appelle Père ? « L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » Quant à Jésus lui-même, lorsqu’on rapporte qu’il en vient à prêcher pour la première fois (sur la montagne des Béatitudes) (5,1), on ne se contente pas de rapporter ses propos mais on souligne qu’il ouvre la bouche. La Bible de Jérusalem appauvrit le texte en traduisant l’introduction au discours sur la montagne par la formule « Prenant la parole. ». On est plus près du texte en disant : « Ouvrant la bouche. »

La bouche de l’homme est évoquée avec mépris au cœur du texte. Ce qui passe par la bouche pour entrer dans le corps n’est pas à craindre ; en revanche « ce qui sort de la bouche, voici ce qui souille l’homme » (15,31). Il est intéressant de remarquer qu’ensuite, après avoir été méprisée, elle est honorée. Elle dit la parole de réconciliation. Quand on s’approche d’un frère qu’il faut réintégrer parce qu’il a péché, on fait appel non pas, comme le disent bien des traductions, « à la parole de deux ou trois témoins » mais à leur bouche (18,16). Pour évoquer les raisons de son admiration pour les enfants, Jésus, selon St Matthieu, aurait cité le psaume 8 : « De la bouche des tout-petits…tu t’es ménagé une louange » (21,16).

Ainsi, au départ, la bouche est attribuée à Dieu. Au terme c’est la bouche humaine qui est reconnue dans la mesure où la parole est donnée par Jésus à un groupe d’hommes pour parler « et baptiser au Nom du Père, du Fils et de l’Esprit » (28,19). Ils ont à ouvrir les lèvres et à enseigner toutes les nations à travers la diversité des langues. Pour en venir à être honorée, il aura fallu que soit écartée la perversité humaine. On pense, bien sûr, à la vocation d’Isaïe ; parce que sa parole est humaine, ses lèvres sont souillées. Il faut qu’elles soient brûlées pour que sa bouche devienne celle d’un prophète capable d’énoncer les paroles de Dieu. « Malheur à moi, je suis perdu ! Car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au sein d’un peuple aux lèvres impures… L’un des séraphins vola vers moi, tenant dans sa main une braise qu’il avait prise avec des pinces sur l’autel. Il m’en toucha la bouche et dit ‘ Voici, ceci a touché tes lèvres, ta faute est effacée, ton péché pardonné’. » C’est alors seulement qu’il peut entendre et ouvrir la bouche pour parler : « Me voici, envoie-moi…il me dit : va et tu diras… » (Is.6,6-9).

Le dépassement et la loi

Les paroles qui sortent de la bouche de Dieu sont celles de la loi dont Jésus dit qu’il ne l’abolit pas mais qu’il vient l’accomplir (5,17). Une expression revient comme un refrain au chapitre 5 : « Moi je vous dis. » Elle est chaque fois comme un écho à ces mots : « Vous avez entendu qu’il a été dit. » L’enseignement de Jésus est oral (« Vous avez entendu… ») ; les commandements passent par la bouche d’un lecteur qui lit la thora ; on les entend avant que ne s’ouvre la bouche du Maître. Passer de la lecture à la prédication, c’est « accomplir ». Sur les lèvres de Jésus, la loi de Moïse n’est pas le dernier mot de Dieu. Tout n’est pas joué : « On vous a dit…moi je vous dis. » Entendre la loi ne consiste pas à se soumettre inconditionnellement à la volonté d’un autre mais à entendre une invitation à la réinventer et à la préciser dans le sens où s’indique le désir d’un Autre. « On vous a dit ‘Tu ne tueras pas’ et moi je vous dis ‘Quiconque se fâche contre son frère’ en répondra au Tribunal. Et s’il dit à son frère ‘ crétin’, il en répondra au Sanhédrin… » (6,21-22) La loi appelle à sauver la vie ; on l’accomplit en faisant mieux que de la préserver ; il s’agit de respecter non seulement la vie d’autrui mais sa dignité.

Au terme du livre, Jésus s’efface de sorte que ses paroles deviennent une loi nouvelle que les disciples auront à énoncer à leur tour : « Apprenez-leur 'à observer tout ce que je vous ai prescrit' » (28,20). En d’autres termes, ils auront à accomplir à leur tour ce que Jésus ne pouvait achever. Ils auront non à répéter ce qu’ils auront entendu mais à avancer et inventer, de façon à pouvoir eux aussi parler à la première personne : « Moi je vous dis. »

On peut encore parler de « dépassement » pour traduire le passage entre ce que la loi transmet et ce que Jésus dit. Le texte lui-même invite à user de cette métaphore. Celui qui accomplit la loi dépasse en grandeur celui qui la méprise : « Celui qui violera l’un de ces plus petits préceptes… sera tenu pour le plus petit dans le Royaume des Cieux. Au contraire celui qui les exécutera… sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux » (5,19).

Jésus parle en paraboles pour se situer par rapport à la Loi et à l’acte de parler. Son discours, quand il s’adresse aux foules, est une graine qui tombe en terre. Dans la mesure où on l’écoute, ce qu’elle produit dépasse ce qu’on peut espérer, « tantôt cent, tantôt soixante, tantôt trente » (13,23). Cela déborde !

Parlons encore de dépassement pour désigner les temps ; le temps qui vient s’oppose à celui qui le précède. Il « dé-passe » le « passé ». L’accomplissement de la loi, tel que Jésus l’entend, est une avancée. Le présent de la parole rejette en arrière le passé : « Il a été dit à vos ancêtres…et moi je vous dis ! » (5,20). Entendre la parole aujourd’hui, c’est aller de l’avant ; en revanche un refus d’écouter est le contraire d’un dépassement : c’est un retour en arrière. Lorsque Pierre, après la Transfiguration, refuse d’entendre les paroles de Jésus qui annonce sa mort, il fait l’expérience de cette régression : « Passe derrière moi » lui dit le Maître. En revanche lorsqu’un pécheur s’arrache à son passé pour se convertir, il entre dans un temps qui dépasse même celui des disciples : «ÁLes publicains, les pécheurs et les prostituées arrivent avant vous » (21,28).

La loi définit tout un ensemble de mesures qui font une société. La société juive, en s’appuyant sur la loi, repose sur un système qui s’appuie sur un tribunal qu’on appelle le Sanhédrin. Elle a ses fonctionnaires : scribes et pharisiens. On appelle « justice » cet ensemble législatif et pénal. Le système lui-même doit être dépassé. « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (5,20). La croix de Jésus marque l’ouverture de la société nouvelle : « Le voile du Sanhédrin se déchira en deux. » Pierre et les autres alors pourront être envoyés afin d’enseigner à tous les peuples les prescriptions nouvelles.

La loi et la séparation

En quoi consiste ce nouveau droit ? Un châtiment terrible attend ceux qui transgressent la loi nouvelle. Ils sont comme l’arbre qu’on jette au feu parce qu’il ne porte pas de bons fruits (3,10). A la moisson on prend soin de ne pas s’embarrasser des mauvaises herbes. On les jette dans la fournaise ardente (13,24). A la fin des temps, il y aura un jugement qui se conclura par un verdict terrible : « Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel » (25,41).

Le texte ne s’arrête pas à de pareilles menaces. En vérité ces condamnations sont à comprendre en remarquant qu’elles sont un des termes d’une opposition. Ce qui est brûlé est séparé de ce qui est préservé. Une sorte de coupure accompagne souvent l’évocation des condamnations. L’arbre jeté au feu est coupé. Reste la racine. La faucille a fauché le grain qu’on a coupé avant de le trier. Il faut citer un passage particulièrement éclairant : « Si ta main droite est pour toi occasion de péché, coupe-la et jette-la loin de toi : car mieux vaut pour toi que périsse un de tes membres et que tout ton corps ne s’en aille pas dans la géhenne » (5, 30).

La coupure est d’abord un impératif adressé au sujet, invité à faire retour sur soi. Couper c’est discerner et distinguer ce qui en soi mérite d’être sauvé. Chacun est divisé : « je sens deux hommes en moi » dira Paul après Jésus. L’un doit disparaître pour sauver la vie de l’autre. La parabole de la mauvaise herbe est l’illustration de cela. Il s’agit de séparer en soi l’ivraie et le bon grain.

Mais la séparation est à opérer à un autre niveau. L’allusion à l’automutilation renvoie à l’individu mais la coupure est aussi au cœur de la société. S’adressant aux scribes et aux pharisiens qui restent repliés sur le passé, Jésus parle de « génération mauvaise et adultère » (16,23).

Cette séparation, enfin, est celle qui met face à face d’une part des sujets humains et, d’autre part, ceux-ci par rapport à un Juge. « Quand le Fils de l’Homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant Lui seront rassemblées toutes les Nations et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs » (25,31). En réalité ce qui est à condamner c’est le refus d’entrer dans le jeu d’appel et de réponse ou « Je » et « Tu » adviennent comme des sujets séparés mais face-à-face. Se situant par rapport à la Loi, Jésus disait « Moi JE VOUS dis ! » Le malade, l’affamé, le prisonnier, le pauvre sans vêtement en appellent à autrui. Chaque demande, explicite ou non, est la parole qui renouvelle la loi. Ne pas l’entendre c’est perdre la face et s’exclure. Y répondre sauve le sujet qui, face à autrui, peut dire : « Moi JE TE soigne, je te nourris, je t’habille, je te visite. » « Allez dans le feu éternel » dit le Juge. Le feu purifie pour ne laisser que ce qui échappe à la destruction, à savoir la possibilité de dire « JE ». Qui a toujours perçu les appels au secours ? Cette part de nous-mêmes qui est repli sur soi, est maudite et vouée à être jetée au feu. Ce n’est pas elle qui donne consistance à notre vie. Mais il est arrivé à chacun d’avoir, peu ou prou, tendu la main à celui qu’il fallait relever. Cette part de nous-mêmes où nous faisons face à autrui et à ses attentes échappe à la destruction. Elle est sauvée.

L’acte de dire « Je » est une entrée dans la vie ou plus exactement un dépassement de la mort et de la condamnation. L’entrée et la sortie forment une opposition qui connote la séparation. Elle est particulièrement bien exprimée au cœur du texte : « Ce qui entre dans la bouche…ce qui sort de la bouche » (15,1 et s.). L’expression « Royaume de Dieu » ou « Royaume des cieux » évoque cette vie où nous sommes invités à pénétrer sans tarder. Celui-ci est proche, tout proche (4,13) et il convient sans attendre de chercher à en franchir le seuil : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice » (6,33). Trouver ce que l’on cherche ne va pas de soi ; il faut se protéger des gardiens de la Loi ancienne : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui fermez aux hommes le Royaume des Cieux ! Vous n’entrerez certes pas vous-mêmes et vous ne laisserez même pas entrer ceux qui le voudraient » (23,14). Entre ceux et celles qui franchissent la porte et les autres, l’écart est infranchissable. Une parabole évoque cette séparation. Dix jeunes filles attendent la venue d’un époux pour entrer dans la salle où on fait la fête. Cinq d’entre elles seulement réussissent à passer. Les cinq autres insistent : « Seigneur ! Seigneur ! Ouvre-nous ». On leur répond « En vérité je vous le dis, je ne vous connais pas ! » (25,1-13).

La loi et le pardon

Entre le refus d’entendre qui sépare les sujets et le Royaume où l’on s’efforce d’entrer, il est un chemin que l’Évangile indique : il s’agit du pardon. Certes, l’abîme est infranchissable entre les sujets du Royaume et les autres et pourtant il est franchi. La loi écarte mais la loi, on l’a entendu, est dépassée. La Passion donnera à comprendre que les péchés de la multitude sont remis (26,6).

Le pardon implique la loi qui sépare les sujets lorsqu’elle est offensée. Il suffit de traiter l’autre de crétin pour être mis à l’écart (5,22). Mais que l’autre me pardonne et je serai réconcilié. Ceci suppose d’entrer dans une certaine cohérence ; on ne peut être pardonné sans vivre d’une manière qui subvertit la loi. Le pardon n’est pas l’effacement d’une dette, mais une façon de vivre en société. Une jolie histoire illustre cela. Un roi voulut régler ses comptes avec ses sujets. L’un d’entre eux arrive, ne pouvant régler ce qu’il doit : dix mille talents, une somme considérable. Son Seigneur, plutôt que de lui infliger la peine qu’il mériterait, se laisse attendrir par les prières du coupable et lui remet sa dette. Cet homme avait un serviteur qui, par la suite, vient à lui ayant à son égard une dette cent fois moindre que celle dont on lui avait fait grâce. Malgré l’appel à la pitié, le créancier est demeuré ferme, s’appuyant sur son bon droit. Ce refus du pardon a entraîné sa perte : « Dans son courroux, le roi le livra aux tortionnaires jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout son dû. C’est ainsi que vous traitera aussi mon Père céleste, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur » (18,34-35). Ce lien de réciprocité avec autrui est la condition pour se tourner vers le Père : « Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs » (6,12).

Les uns avec les autres

Le pardon permet de restaurer entre nous les liens que l’on avait brisés. Il nous permet d’être les uns avec les autres.

En cet endroit du texte où nous nous sommes plusieurs fois référés, là où Jésus polémique avec les scribes et les pharisiens, citant Isaïe le Prophète, Jésus dit sa déception : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi » (15,7). Loin de moi. Ce sont les mots qu’au seuil de la vie publique il lançait, au désert, à la figure du Tentateur. Loin de moi : c’est le mal qu’il faut combattre.

Jésus se bat pour abolir les distances. Quitte à encourir les reproches des spécialistes de la Loi, il rejoint les marginaux : « Beaucoup de publicains et de pécheurs vinrent se mettre à table avec lui. » (9,10). Il affectionne la convivialité. Il aime ce partage des repas : « Les compagnons de l’Époux peuvent-ils mener le deuil tant que l’Époux est avec eux ? »

"Avec » ! Le mot revient sans cesse dans le livre. Il accompagne les appels de Jésus : « Qui n’est pas avec moi est contre moi. » Il est sur ses lèvres au moment de quitter ses amis, à Gethsémani : « Veillez avec moi… vous n’avez pas pu veiller une heure avec moi » (26,38-40). Le compagnonnage qu’il connote est son souci. Ne laissez pas vos amis s’éloigner : « Si ton frère vient à pécher, va le trouver et reprends le seul à seul » (18,15). Il veut tout faire pour que les uns soient avec les autres : « Jérusalem… combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants ! »

Le mot « avec » est peut-être le plus important du livre. Il dit le lien au Père et entre nous. Et surtout il encadre tout l’Évangile. Il en est le dernier mot : « Et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin de l’âge » (28,20) et, on le trouve au tout début du texte, avant même qu’une bouche humaine ait parlé. Il est dans le discours de l’Ange à Joseph, comme une promesse : « Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils et on l’appellera du nom d’Emmanuel, ce qui se traduit 'Dieu avec nous'. »

En suivant l'Evangile de Matthieu (suite) :
4- Le Royaume