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En suivant l'Evangile de Matthieu
Michel Jondot

4- Le Royaume

Parlant du Royaume, l’Évangile de Matthieu présente un certain nombre de contradictions qu’il s’agit de dépasser pour pénétrer dans le mystère du Dieu de Jésus.

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Les mots évoquant le Royaume sont disséminés dans le texte, à la manière des étoiles dans un ciel nocturne : ils forment des constellations qu’on peut repérer.

Le Royaume des Juifs

Il s’agit d’abord d’un Royaume concret dont on connaît l’histoire. Les premiers mots du livre évoquent le passé d’un peuple dans lequel s’insère Jésus. Il remonte à Abraham et il connaît des étapes : les moments de gloire avec David mais aussi les temps de l’épreuve à savoir l’exil à Babylone. Gloire et déchéance se conjuguent dans la naissance de ce Jésus, fils de Marie dont Joseph fut l’époux. Ce Jésus est Christ : ainsi l’appelle-t-on. Christ : celui qui, comme David, a reçu l’onction avec l’huile qu’on verse sur la tête de celui qui va régner. « Christ » c’est-à-dire « Roi ». Jésus est d’abord roi des juifs : l’histoire de son règne se déploie au sein d’un peuple concret. Jésus, héritier de David, est « roi des Juifs ».

Sa majesté est reconnue lors de sa naissance. Des personnages mystérieux viennent, modestement mais réellement, lui rendre hommage comme à un souverain de ce monde. Peut-être ne sont-ils pas eux-mêmes rois, du moins sont-ils considérés comme des personnages importants puisqu’Hérode accepte de les recevoir. Toujours est-il qu’ils considèrent Jésus comme « roi des Juifs » si l’on en croit la question qui les habite (« Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? »). Ayant trouvé celui qu’ils cherchaient, « ils se prosternèrent » en lui offrant leurs cadeaux. Lorsqu’il avance dans la vie, c’est bien l’héritier promis que les aveugles, les malades, les pécheurs interpellent : « Seigneur aie pitié de nous, fils de David. » Ainsi réagissent, comme tant d’autres, deux aveugles sur la route qui conduit à Jérusalem.

Le Royaume et la Croix

Cette royauté connaît des limites ; elle s’avère être, lors de son procès, celle d’un personnage de comédie. Déjà, lors de son arrivée à Jérusalem, la capitale du peuple juif, lors de la dernière étape de sa vie, il fut acclamé, certes : « Hosanna au fils de David ! » Mais son triomphe a quelque chose de carnavalesque. Jésus ne chevauche pas un magnifique destrier comme un souverain fier de ses victoires au terme d’un glorieux combat mais une ânesse suivie de son ânon. On ne déroule pas de beaux tapis comme on continue à le faire pour honorer un personnage illustre ; ce sont de vulgaires vêtements qui jonchent le sol : « les gens, en très nombreuse foule, étendirent leurs manteaux sur le chemin ». Aux jours de la passion, le comble du grotesque est atteint. Jésus confirme sa vocation royal : « Es-tu le roi des Juifs ? – Tu le dis ! » Les soldats alors se moquent de lui ; ils tressent une couronne d’épines, lui mettent un roseau dans la main en guise de sceptre, le couvrent d’un manteau de soldat dont la couleur rouge évoque la pourpre royale. Sur ce corps torturé, exposé sur la croix, est affichée la raison de sa condamnation : « Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs ! »

Royaume du Père

Ainsi, à la Croix, deux sortes de Royaumes se croisent que le lecteur distingue aisément. Ce « roi des juifs  , héritier de David, un personnage de l’histoire, se situe hors de l’histoire.

Quel contraste entre cette situation ridicule qui fait rire les foules au pied de la croix et la majesté dont Jésus se réclame. Cette royauté bafouée s ’accompagne de l’affirmation d’une Puissance infinie. Elle renvoie à une autre volonté, invisible au regard, la volonté de celui qu’il appelle « mon Père qui est dans les cieuxv». « Es-tu le Christ ? », autrement dit es-tu l’héritier de David, celui qui a reçu l’onction ? Jésus affirme alors que la lignée de David, toute fragile qu’elle soit, est aussi la lignée de Celui qu’il désigne comme Père. Certes, au milieu de l’histoire, il est fils, comme tous les hommes. Il hérite de ceux qui l’ont précédé dans l’histoire, de David en l’occurrence. Mais la filiation dont il se réclame ne se laisse pas enfermer dans une lignée humaine. Elle est parmi les hommes mais tellement singulière qu’elle se distingue absolument de toute autre relation. Au moment le plus extrême du temps où il peut encore parler, face à Pilate qui va le condamner, se reconnaissant « roi des Juifs » il affirme : « Vous verrez le Fils de l’Homme siégeant à droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. »

Qui est-il donc ce Jésus ? Quelle est cette royauté dont il se réclame ? Vient-elle de David ? Si sa dignité lui vient de plus haut, s’il est comme il le prétend, « Fils de Dieu », on ne peut comprendre qu’il n’échappe pas à la mort. On ne peut que donner raison à ceux qui l’injurient lorsqu’il est sur la croix : « Il est roi d’Israël : qu’il descende maintenant de sa croix et nous croirons en lui ! Il a compté sur Dieu, que Dieu le délivre maintenant, s’il s’intéresse à lui ! Il a bien dit : Je suis fils de Dieu ! »

On peut admettre qu’un roi soit déchu. Israël en a fait l’expérience, 597 ans plus tôt, lorsque Joakim fut chassé de Jérusalem par les armées de Nabuchodosor. Mais comment admettre que cette déchéance soit le lieu d’un triomphe ? Comment admettre qu’en Jésus se rejoignent deux mondes inconciliables, celui de la terre et celui du ciel ? Au plus bas de l’humanité il manifeste la grandeur de Dieu ! Le lecteur de l’Évangile devine un lieu impossible à décrire où les extrêmes se rejoignent : la faiblesse humaine et la grandeur de Dieu ne sont plus incompatibles. Avant même sa Passion, Jésus avait laissé entrevoir cette royauté autre que la royauté de David, celle du Père dont il convient, sans attendre l’au-delà, de faire la volonté : « La volonté de mon Père qui est dans les cieux ». La prière est le chemin qui mystiquement nous permet de la rejoindre : « Vous donc priez ainsi : Notre Père qui es dans les cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne... Que ta volonté soit faite. »

D’un royaume à l’autre

Une autre opposition se manifestev: en Jésus s’ouvre une histoire limitée dans l’espace et le temps mais elle traverse les limites du temps et de l’espace pour venir jusqu’à nous.

Le récit de l’aventure commence en un lieu bien précis que les experts ont bien su repérer dans les textes sur lesquels ils veillent. Pour répondre à Hérode qui veut satisfaire à la demande des mages (où trouver ce roi des Juifs dont on vient de lui parler ?) les scribes apportent la réponse qui oriente, aux dires de Matthieu, vers Bethléem, un clan de Juda dont parle la littérature d’un peuple. Après un séjour en Égypte, Marie, Joseph et l’enfant viennent s’installer à Nazareth, une ville qu’on peut également reconnaître sur une carte.

Tout au cours du récit, les lieux où passe Jésus sont bien notés de Bethléem jusqu’à Jérusalem et à Jérusalem : le lieu de la mort est précisé – le Calvaire : nous ne sommes pas dans un univers mythique mais dans un peuple concret, celui des Juifs, à un moment de son histoire. Le texte évoque le temps des événements, celui de la naissance (l’époque d’Hérode) comme celui du procès et de la mort (Caïphe alors était Grand Prêtre et Pilate gouverneur romain). Aux toutes dernières lignes de l’Évangile, Jésus se manifeste dans la double royauté qu’on a soulignée : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. » Sa dignité est bien reconnue par ses disciples qui « se prosternèrent » : c’est le mot qui désignait l’attitude des mages devant l’enfant-roi à Bethléem. Le texte nous informe sur les lieux où se produit la scène (« en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait donné rendez-vous »). L’événement rapporté se place après la mort et la Résurrection. Tout est fini et il va quitter ses amis. Par-delà les bornes de sa vie mais par-delà aussi ce peuple juif retenu dans des frontières étroites, il lance des paroles qui voudraient traverser les limites de l’histoire et rejoindre le monde tout entier : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples en leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Voici que je suis avec vous toujours jusqu’à la fin de l’âge. »

Jésus a vécu et parlé dans un peuple aux dimensions modestes : quel contraste entre Israël à cette époque et l’Empire romain qui le tenait sous son joug ! Le récit se termine sur une parole de Jésus. La particularité de Jésus et ses discours deviennent livre, s’insèrent dans les mots de l’Évangile qui arrivent jusqu’à nous. Son parcours sur la terre fut limité. Les limites qui le particularisent sont contraires à l’illimité du monde et de son avenir et pourtant cette histoire nous rejoint (1).

Reconnaître le Royaume

Lecteurs de l’Évangile nous recevons les repères qui nous permettent d’avancer dans l’histoire. Sans attendre, sans quitter le monde où se déroule notre existence terrestre, nous pouvons entrer dans le Royaume des cieux. Comment le reconnaître ? Il faut bien admettre que les métaphores utilisées par Matthieu véhiculent quelques contradictions. Essayons de les repérer.

Les métaphores dont Jésus se sert et telles que Matthieu les transmet ont quelque chose de surréaliste. Le Royaume peut être comparé à un homme mais quel genre d’homme ? Un paysan à l’heure des semailles ou « un riche propriétaire qui sort au point du jour » ? Faut-il le comparer à l’époux qu’attendent dix jeunes filles ou au père qui organise un festin pour les noces de son fils ?

Certains textes laissent entendre que le Royaume est un lieu. Il est accessible : on doit pouvoir trouver où sont les clés qui ont été confiées à l’un de ses amis (« Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux »). Oui, il peut s’ouvrir mais « vous n’y entrerez pas », dit Jésus à ses interlocuteurs. La porte semble fermée même à ceux qui désirent y pénétrer : des jeunes filles supplient « Seigneur, ouvre-nous ! » ; on leur répond « je ne vous connais pas ». Il est facilement accessible pour les uns mais d’autres auront beaucoup de mal à y pénétrer : « Il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu » alors que les pécheurs y accèdent aisément.

Le Royaume a quelque chose à voir avec le temps. Là encore les contradictions sont étonnantes. Est-ce dans le présent qu’on peut le trouver ? Oui, à en croire les Béatitudes : sans attendre il appartient aux pauvres (« Le Royaume des cieux est à eux »). Oui encore si l’on s’en tient à la parole de Jésus :
« Le Royaume est arrivé jusqu’à vous. » Mais, de manière contradictoire, il faut regarder le temps qui vient. Jean-Baptiste, le premier, disait du Royaume de Dieu, « il est tout proche ». Jésus prend le relais et enseigne à ses disciples de le proclamer. Les envoyant en mission il leur dit : « Proclamez que le Royaume de Dieu est tout proche. » En réalité, cette proximité est une promesse qui se transforme en menace. « Le Royaume est arrivé », certes, mais pour être retiré et « pour être confié à un autre peuple ».

Comment comprendre ce nœud de contradictions ? À en croire l’Évangile, cette question-là est difficile. Le Royaume de Dieu est à la fois présent et absent ; il est manifesté aux disciples, semble-t-il : « A vous il a été donné de connaître les mystères du Royaume. » Les apôtres peuvent comprendre et pourtant le sens est caché comme le blé semé dans la terre ou comme le levain enfoui dans la pâte : « Vous aurez beau entendre, vous n’entendrez pas ; vous aurez beau regarder vous ne verrez pas ». Ce sens est un trésor invisible hors de portée et pourtant assez près, tout près peut-être : on peut discerner ce qu’il est si du moins on sait trier. Caché non seulement dans la terre mais aussi dans la mer, il ressemble au filet que lancent les pêcheurs et qui ramène toutes sortes de choses ; à charge pour qui voudrait comprendre, de démêler ce qu’il est bon de garder. À charge pour lui également de discerner, parmi le chaos des objets qui frappent le regard, ce Royaume qui ne ressemble pas à ce qui précède. Le monde, dans sa diversité, est comme un texte à déchiffrer. On y cherche un sens nouveau, sans précédent : « Tout scribe devenu disciple du Royaume des cieux est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et de l’ancien. » Le Royaume est-il inconnaissable ? Est-il au contraire à discerner ? Toujours est-il qu’il est à désirer. Peut-être est-il possible d’entrer dans son Royaume, de le rejoindre dans l’acte de désirer. Le négociant « qui est en quête de perles fines » est emporté par un mouvement qui ressemble au Royaume.

Qu’est-ce que le Royaume ?

Le texte ne nous permet pas de répondre. Peut-être que ce nœud de contradictions entre les termes nous aide à comprendre les démarches de la théologie.

Il est bien évident qu’on ne peut parler de Dieu ou de son Royaume en vérité : il échappe à nos prises. Les « théo-logiens », ceux qui font profession de « parler » de « Dieu », ont à affronter cette difficulté. Il est classique, depuis Thomas d’Aquin (13ème Siècle), de considérer que toute affirmation sur Dieu n’est possible que dans la mesure où elle est suivie d’une certaine forme de négation. Dieu est-il tout-puissant ? Il faut répondre positivement, nous dit-on, en prenant soin d’écarter tout ce qui pourrait ressembler à une qualité de ce monde. Une négation doit se joindre à l’affirmation. Oui, Dieu est puissant mais d’une puissance infiniment différente de celle qu’on peut rencontrer en humanité, tout autre que celle qu’on peut rencontrer en humanité. Dieu est-il miséricordieux ? Nous pouvons répondre « oui » à condition de bien faire entendre que cette miséricorde n’a rien à voir avec celle que nous pouvons exercer.

Cette position est trop intellectuelle pour certains mystiques qui ne veulent formuler aucune affirmation sur Dieu. Cette attitude se trouve chez certains Pères de l’Église. Clément d’Alexandrie, au 2ème siècle, insiste pour dire que Dieu ne peut être atteint mais seulement recherché. Sa démarche sera reprise par Augustin, trois siècles plus tard : il s’agit de le chercher pour le trouver en étant bien conscient qu’ayant trouvé il faut chercher encore. Cette attitude atteindra un sommet dans la spiritualité du Carmel avec Thérèse d’Avila ou avec Jean de la Croix, un grand théologien. Pour ce dernier, ne pas savoir qui est Dieu est le seul savoir auquel le croyant puisse prétendre. Dieu dépasse tout ce que la science peut atteindre ; pour le théologien ou pour le savant il n’y a rien d’autre à savoir que cette limite infranchissable.

Je suis entré où ne savais,
Et je suis resté sans savoir,
Toute science transcendant.
Cependant quand je me vis là,
Sans savoir où je me trouvais
De grandes choses je compris.
Celui qui saura se vaincre
Par un non - savoir qui sait
Ira toujours transcendant.

N’allons pas croire que cette impossibilité d’enfermer Dieu dans un savoir éloigne de lui. Jean de la Croix se sent lié à son Seigneur : « sans arrimage et pourtant arrimé ! » En effet, ce sujet qui ne connaît pas son objet sait bien qu’il est rejoint par Lui. En réalité s’il ne peut rien dire de Dieu, du moins l’éprouve-t-il comme l’époux et l’épouse amoureux font l’épreuve du lien qui les unit. L’amour dont Jésus a parlé est au moins aussi sensible que celui dont on fait l’expérience dans le plus enflammé des amours humains :

L’amour fait un tel ouvrage,
Depuis que je l’ai connu,
Que si bien et mal sont en moi,
Il donne à tout même saveur,
Et transforme l’âme en soi-même,
Et en sa flamme savoureuse,
Que dans moi-même je ressens,
En hâte, ainsi sans rien laisser,
Tout entier me vais consumant.

Michel Jondot
Peintures de Dominique Penloup


1- On peut remarquer que ce parcours est celui que les sciences de langage appellent « carré logique ». Le texte part du royaume des juifs, facilement connaissable ; il implique « le croisement de la Passion ». Celle-ci est le lieu où s’affirme ce point à la fois contradictoire de la croix et contraire au royaume des juifs : le royaume du ciel et du Père. Le point où se trouve le lecteur, en fin de compte, est celui où nous sommes : lieu de passage entre ce monde où nous vivons et le ciel qui le dépasse et l’implique.

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