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La "Sainte Famille" - 2ème partie
Christine Fontaine

Dans une première partie, Christine Fontaine montrait que l'annonciation et la visitation sont des histoires de femmes. Tout commence par elles. Mais où est donc passé Joseph ? Où sont passés les hommes dans cette histoire de famille ?

1- La « Saint Famille »... d’abord une histoire de femmes

2- Mais où est passé Joseph ?

3- La famille dans les évangiles et dans l’Église aujourd’hui
  

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2- Mais où est passé Joseph ?

L’annonce faite à Joseph : l’hospitalité accordée à Marie et à l’enfant

Où est passé Joseph ? Dans l’évangile de Luc, il disparait presque complètement pendant les neuf mois de grossesse. Au début du récit de l’annonciation, on trouve une courte allusion à son existence : « L’ange Gabriel fut envoyé par Dieu (…) à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David » (Lc 1,26). Une autre évocation de Joseph ponctue ce récit, tout en demeurant très énigmatique : « Le Seigneur Dieu donnera (à l’enfant) le trône de David son père » (Lc 1,32). Ensuite, plus rien jusqu’au jour de la naissance. Il faut aller dans l’évangile de Matthieu pour le trouver. Cet évangile commence par une longue généalogie qui depuis Abraham, déroule trois fois quatorze générations pour aboutir à « Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus que l’on appelle Christ » (Mt 1,16). C’est dire que Jésus, par Joseph, est ancré dans une histoire humaine – celle du peuple juif - qui remonte jusqu’à Abraham, le père des croyants. Joseph est enraciné dans une longue histoire de filiation qui s’interrompt avec la genèse de Jésus-Christ :

« Or telle fut la genèse de Jésus-Christ. Marie sa mère, était fiancée à Joseph : or, avant qu’ils eussent mené vie commune, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint. Joseph, son mari qui était un homme juste et ne voulait pas la dénoncer publiquement, résolut de la répudier sans bruit » (Mt 1,18-19).

Le livre du Deutéronome - qui détaille avec précision les lieux dans lesquels il arrive à une femme d’avoir des relations sexuelles hors mariage – ne diffère pas sur la sanction à lui appliquer : « Elle sera lapidée par les habitants de la ville, elle sera punie de mort parce qu'elle a commis un acte odieux en Israël en se prostituant » (Deut 22,20). Dans cette société, il est indispensable que la jeune fille soit vierge au moment du mariage et qu’elle ne commette pas d’adultère par la suite. L’homme n’a pas d’autre moyen de savoir si les enfants qui naîtront sont bien de lui. Tous les Juifs, au temps de Jésus, s’accordent pour condamner à la lapidation une femme qui a eu des relations sexuelles hors mariage… même s’ils n’exécutent pas toujours la sentence.

Si les relations sexuelles hors mariage d’une femme sont toujours passibles de mort, il est également possible à un homme de répudier son épouse pour d’autres motifs. Les spécialistes de la Loi, à l’époque de Jésus, s’interrogent pour savoir quels reproches suffisent pour obtenir un acte de répudiation. Et, selon les écoles, on hésite. Il faut un délit d’adultère, dit l’école de Schammaï. Il suffit d’être amoureux d’une autre femme ou encore d’une simple déception culinaire, comme un plat brûlé, dit l’école d’Hillel. Autant d’éléments qui permettent de reconnaître que l’amour n’est pas fondamental dans la vie d’une famille juive. Si la virginité de la femme est indispensable, l’amour n’est pas pour autant interdit mais il est… en plus (1) .

L’action de l’Esprit n’est pas visible pour Joseph, mais ce qui est bien visible c’est que Marie attend un enfant qui n’est pas de lui. La justice, pour un Juif, consiste à appliquer la Loi que Dieu a donnée à Moïse. Joseph est un homme juste, il est exclu pour lui de ne pas appliquer cette loi… Il n’est pas concevable d’accepter un enfant qui n’est pas de lui. Si l’amour n’est pas fondamental pour se marier et fonder une famille, il semble bien qu’il ait été présent dans la relation que Joseph avait nouée avec Marie. En effet, Joseph est résolu à la répudier sans bruit. S’il ne veut pas la dénoncer publiquement, pour lui éviter si ce n’est la lapidation du moins le mépris de tous, n’est-ce pas parce qu’il l’aime toujours malgré tout ?

Entre le respect de la loi et son amour pour Marie, Joseph pense avoir trouvé la meilleure solution. En fait, cette solution ne tient pas la route : où Marie pourra-t-elle demeurer, avec son ventre de femme enceinte, lors de son retour à Nazareth ? Qui va accepter de recevoir cette future mère célibataire ? En vérité, l’avenir et la vie même de Marie sont suspendus à l’hospitalité de Joseph et de lui seul. Autant Marie est éveillée et lucide quand elle demande à l’Ange comment il lui sera possible d’enfanter sans avoir connu d’homme, autant Joseph ne l’est pas en envisageant une solution qui ne tient qu’en rêve. Il faut impérativement qu’il se réveille. C’est alors que l’Ange du Seigneur intervient dans son sommeil :

« Alors qu’il avait formé ce dessein, voici que l’Ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : ‘Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi, Marie, ta femme : car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint ; elle enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés.’ » (Mt 1,20-21).

Dieu intervient et Joseph se réveille. Il réveille la confiance de Joseph pour Marie. Il lui dit de croire que Marie est toujours bien sa femme. Si Joseph aime malgré tout Marie, tout le porte à croire que non seulement Marie ne l’aime plus mais qu’elle ne l’a peut-être jamais aimé puisqu’elle attend un enfant d’un autre. L’Ange invite Joseph à dépasser toutes les raisons qu’il aurait de ne plus croire en elle. Il lui dit de ne pas craindre d’offrir à Marie une hospitalité inconditionnelle. Pourquoi ? Pour rien d’autre que parce qu’il le lui dit. Ainsi Joseph, comme Marie le jour de l’annonciation, est appelé à engager tout son avenir en s’appuyant uniquement sur cette parole venue d’ailleurs. Une parole qui est vraie uniquement puisque c’est ce que l’Ange lui dit.

La justice pour Joseph ne consiste plus à appliquer les préceptes de la Loi mais à se fier à la Parole de l’Autre qui lui dit la fidélité de Marie. Il découvre alors que Marie est non seulement fidèle mais qu’elle est bénie de Dieu : « Ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint » (Mt 1,20c). Celui de qui elle porte l’enfant n’est ni un violeur ni un voleur de femmes. Il n’occupe pas la place de Joseph mais, au contraire, il lui donne toute sa place. En effet, « ce qui a été engendré en elle » n’a pas encore de nom. « Ce qui » existe déjà mais à l’état embryonnaire. « Ce qui » n’est pas encore un sujet humain puisqu’on ne peut pas l’appeler par son nom. La place du père de l’enfant demeure vacante sur cette terre tant que Joseph ne l’occupe pas en donnant le nom à cet enfant en attente d’adoption.

« Une fois réveillé, Joseph fit comme l’Ange du Seigneur lui avait prescrit ; il prit chez lui sa femme et il ne la connut pas jusqu’au jour où elle enfanta un fils, et il l’appela du nom de Jésus » (Mt 1,24-25).

Joseph non seulement n’est pas l’oublié ou l’exclu de l’histoire mais rien n’aurait pu continuer à vivre sans lui. En accueillant Marie, il lui sauve la vie et celle de leur enfant. Rien ne s’est fait sans Dieu, c’est pourquoi rien ne pouvait se faire sans l’accord de Joseph et de Marie pour se recevoir mutuellement et accueillir l’enfant. « Tu l’appelleras Jésus » (Lc 1,31) est-il dit à Marie le jour de l’annonciation. « Tu l’appelleras Jésus » (Mt 1,21), est-il dit ici à Joseph. Cette même Parole - qui les dépasse et les réunit – leur permet de s’accorder sur le nom à donner à l’enfant : Jésus, dont le nom signifie Dieu sauve. « Telle fut la genèse de Jésus-Christ » (Mt 1,8a).

L’histoire de l’Autre au sein de la famille humaine

Le couple de Marie et de Joseph est vierge, comme une page vierge sur laquelle commence à s’écrire un tout nouveau récit. À moins qu’il ne s’agisse d’une histoire toujours déjà commencée depuis que l’humanité existe. Une histoire qui, relevant des profondeurs, tente de mettre l’inénarrable sous forme de récit. La « Sainte Famille » serait alors la version chrétienne de l’histoire humaine vue du côté du mystère qui l’habite depuis l’origine. À suivre ce fil, que nous apprennent ces récits sur la vie souterraine qui innerve les relations humaines et permet, contre vents et marées, de faire famille sur cette terre ?

Ces récits ne décrivent pas l’histoire d’une famille modèle mais celle d’une « Sainte Famille ». Son parcours se lit plutôt comme une épure qui trace le parcours de l’Autre – que les chrétiens nomment Dieu – au sein de l’humanité. Si ces récits nous font entrer dans le mystère de l’Autre vivant au cœur de l’humanité, il s’agit de les lire non pour vérifier ce qu’on connait déjà mais en se laissant mener là où on ne sait pas… ou plutôt là où l’on sait sans savoir que l’on sait, là où l’on pressent qu’il y a du vrai dans tout cela. Autrement dit, il s’agit de se laisser conduire par ces récits comme Marie et Joseph se sont laissé conduire par cette Étrange Parole qui leur fut adressée.

À quoi reconnaît-on qu’une famille ordinaire est travaillée par cette Parole Tout Autre, que les croyants nomment Dieu ? Au fait que s’ouvre avec elle une histoire différente de celles déjà connues, autrement dit une histoire nouvelle. La nouveauté, dans ce couple, consiste en ce que tout commence par une femme. Alors qu’au Mont Horeb, la Loi de Dieu a été donnée à Moïse, ici la vie nouvelle est proposée à Marie. De même que des femmes ont été les premières à témoigner de la résurrection du Christ le jour de Pâques, de même c’est par une femme que tout commence le jour de l’Annonciation. Il est vrai qu’un homme se laissera à son tour toucher par cette Parole Étrange, comme les apôtres finiront par croire en la résurrection. Mais, selon ces récits, il semble bien que la préférence de Dieu soit de passer d’abord par des femmes. Peut-être des hommes finiront-ils par s’en souvenir puisque… rien n’est impossible à Dieu.

À cette femme, il est annoncé qu’elle sera mère alors qu’elle ne connaît pas d’homme. Sa maternité procèdera d’une rupture d’avec les lois de la nature. Cette rupture marque une nouveauté qui a toujours tendance à être oubliée : la différence entre une naissance dans le cycle animal et un enfantement chez les humains. Une femme n’est pas une bête. À suivre ces récits, il semble que ce soit la femme – celle qui portera l’enfant - qui ait d’abord à choisir ou non d’enfanter. Son choix – ou son désir de maternité - procède d’un appel qui vient d’ailleurs, de plus loin qu’elle… Cette Parole venue d’ailleurs serait un viol si elle opérait une naissance sans le consentement de la femme. L’Ange n’a pas quitté Marie avant d’obtenir son accord et elle ne pouvait dire oui s’il ne lui avait pas été possible de dire non. Elle aurait pu refuser de croire l’inconcevable et elle n’aurait pas conçu… car rien n’est impossible à Dieu sauf de s’imposer !

Dans le texte grec, l’accord de Marie s’exprime par : « Je suis l’esclave du Seigneur qu’il me soit fait selon ta parole » que l’on traduit par « Je suis la servante du Seigneur »… comme pour tempérer ce qui peut s’interpréter comme une aliénation totale. Mais c’est oublier que ce lien librement consenti de Marie est un lien à l’Autre ; on pourrait dire que Marie consent librement à être esclave de… l’Ouverture. Non pas ouverte par un homme mais liée à l’Ouverture indéfectiblement… Comment mieux dire que Marie ne sera jamais l’esclave de personne ! En acceptant de devenir la servante – ou l’esclave – de Dieu, la femme cesse d’appartenir à son homme au même titre que sa maison, ses esclaves ou ses bêtes de somme… Comment cela sera-t-il possible si ce n’est que… rien n’est impossible à Dieu ?

Alors qu’on peut décider de construire une famille pour de multiples raisons, l’homme apparaît dans ce récit comme celui qui aime sa femme. Du côté de la femme, rien n’était dit des sentiments qu’elle lui portait. Le fait que l’homme rêve d’un moyen pour que sa femme échappe à la répudiation, manifeste l’amour qu’il a pour elle. Selon les lois de la nature, l’homme donne la semence. Cette fois, il n’y aura pas besoin de lui afin qu’il soit bien clair qu’il ne se réduit pas à cette fonction. Il est celui qu’une Parole venue de loin appelle à faire confiance à son épouse lors même qu’il aurait toutes les raisons de douter d’elle. Elle n’a pas eu besoin de sa semence pour être mère mais elle ne peut vivre - et donner la vie à l’enfant - sans être portée par l’amour de son homme. En acceptant le mystère qui habite et féconde sa femme, il lui prouve qu’il ne cherche pas à la dominer mais bien à l’épouser. Ce faisant, il trouve toute sa place dans la naissance à venir, non comme un simple géniteur, mais comme un vrai père : celui qui reçoit l’enfant, l’adopte et s’accorde avec la mère sur le nom à lui donner. Que de telles familles puissent exister révèle, pour les croyants, que vraiment rien n’est impossible à Dieu.

Christine Fontaine, janvier 2024
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1- Du titre du livre d’Elisabeth Badinter L’amour en plus, Flammarion 1980. Cette étude ne concerne pas d’abord les relations conjugales mais l’histoire de l’amour maternel du XVIIe au XXe siècle. / Retour au texte