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Quand la Bible devient drapeau :
La lecture néo-charismatique de l’histoire américaine

André Gagné

Au sein du vaste univers pentecôtiste, un courant se distingue par sa ferveur et sa puissance d’influence : celui des néo-charismatiques. En mêlant lecture biblique, prophétisme et engagement politique, ces croyants redéfinissent le rapport entre foi et pouvoir. Leur ambition : reconquérir la société américaine au nom de Dieu.

André Gagné est professeur titulaire et directeur, Department of Theological Studies, Concordia University. Il est l’auteur de
Ces évangéliques derrière Trump – Ed. Labor et Fides 2020 Cet article est une reprise de la conférence qu’il a donnée le 18 septembre 2025 :
https://www.youtube.com/watch?v=CZ1v9r8btdo

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Cyrus et le “45eme oint de Dieu”

Sur les quelque soixante-trois millions de pentecôtistes recensés aujourd’hui, les plus politisés sont les charismatiques indépendants — ceux que l’on appelle aussi néo-charismatiques. Ils représentent plus de la moitié du mouvement et constituent le cœur du pentecôtisme politique contemporain. Leur manière de lire la Bible est singulière : chaque verset devient un miroir de l’histoire présente, chaque événement politique un signe prophétique.

En 2016, le pasteur Lance Wallnau illustre cette lecture dans son livre God’s Chaos Candidate : Donald J. Trump and the American Destiny. Il y raconte comment, au cours d’un temps de prière, Dieu l’aurait conduit à ouvrir le livre d’Isaïe aux chapitres 44 et 45, où le prophète parle de Cyrus, roi païen choisi par Dieu pour libérer Israël. Wallnau y voit une révélation : Trump, devenu le 45eme président des États-Unis, serait le nouvel « oint » envoyé pour rétablir la grandeur spirituelle du pays.

La coïncidence numérique entre Isaïe 45 et le 45eme président devient un signe divin. Le parallèle se propage jusqu’à Israël : en 2017, Benjamin Netanyahou salue Trump comme un « nouveau Cyrus » lors du transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Une médaille commémorative, la Presidential Prayer Coin, sera même frappée, montrant côte à côte les visages de Cyrus et de Trump.
Ainsi naît une théologie politique où le président américain incarne un instrument de Dieu chargé de restaurer la nation élue.

Jéhu contre Jézabel : la croisade des années 2020

Huit ans plus tard, la campagne présidentielle de 2024 relance ce type de lecture symbolique. Avec le retrait de Joe Biden et la candidature de Kamala Harris, les prophètes charismatiques reprennent une autre figure biblique : celle du roi Jéhu affrontant la reine Jézabel. Harris devient, dans leurs sermons, l’incarnation de Jézabel — la femme idolâtre et manipulatrice qui menace le peuple de Dieu — tandis que Trump est assimilé à Jéhu, le roi oint pour abattre le couple corrompu formé par Achab et Jézabel.

L’interprétation, popularisée par Wallnau et d’autres figures influentes, repose sur 2 Rois 9, où Jéhu reçoit l’ordre de frapper la maison d’Achab et de venger les prophètes. Kamala Harris serait, affirment ces prédicateurs, « sous l’emprise de l’esprit de Jézabel », symbole du pouvoir démoniaque cherchant à neutraliser les hommes de foi. Après un débat où Harris avait pris l’avantage, Wallnau déclara qu’elle avait « neutralisé Trump » par cette force spirituelle. Dans certains rassemblements pro-Trump, elle est qualifiée de « diable » ou d’« Antéchrist ».

Ce discours convertit la lutte électorale en guerre sainte. Lou Engle, figure du mouvement, appelle à des temps de jeûne et de prière pour soutenir le « roi oint ». La victoire politique devient une mission divine : renverser les puissances du mal qui menaceraient la nation.

Derrière cette rhétorique, on perçoit une dynamique émotionnelle puissante. La peur du déclin spirituel, la nostalgie d’une Amérique chrétienne idéalisée et la conviction d’être assiégés par les forces du mal nourrissent un sentiment d’urgence. Les pasteurs charismatiques mobilisent cette émotion pour fédérer leurs fidèles, leur offrant une lecture cohérente du chaos social et politique : tout s’explique, car tout s’écrit dans la Bible.

Les “géants” et la reconquête de la Terre promise

Sur les réseaux sociaux liés au mouvement Flash Point Army, les prédicateurs appellent à « combattre les géants de la Terre promise ». Le récit du Livre des Nombres, où les espions de Moïse craignent les géants de Canaan, est relu à la lumière de la politique américaine. Les « géants » désignent désormais la gauche, les élites culturelles, les minorités ou les courants perçus comme contraires à l’ordre divin. Les États-Unis deviennent la nouvelle Terre promise, confiée au peuple de Dieu, que les croyants doivent purifier et reconquérir.

Cette théologie du combat spirituel nourrit une culture politique militante. Comme Josué et Caleb, les fidèles sont invités à ne pas craindre les obstacles : la conquête est inévitable, car Dieu a promis la victoire à ceux qui osent marcher sur le territoire de l’ennemi.
On assiste ainsi à la fusion du mythe biblique et du rêve national : conquérir pour sauver, dominer pour servir Dieu.

Josué au Pentagone : la foi et les armes

Cette appropriation du texte biblique dépasse le cadre religieux. Le Department of War — nouvelle appellation du ministère de la Défense — a diffusé une vidéo de recrutement ponctuée d’un verset du livre de Josué (1,9) :

« Fortifie-toi et prends courage, car le Seigneur ton Dieu est avec toi partout où tu iras. »

Ce passage, inséré dans une opération militaire contre un navire vénézuélien, fait écho à la conquête de la Terre promise. La guerre moderne se teinte ainsi de résonances bibliques : l’armée américaine devient l’instrument du dessein divin. Cette confusion entre patriotisme et mission spirituelle révèle l’ampleur du phénomène : le religieux n’est plus séparé du pouvoir, il le justifie.

Les « marches de Jéricho »  : du symbole à l’action

C’est toutefois lors de l’insurrection du 6 janvier 2021 que cette théologie s’est manifestée avec le plus de force. Devant le Capitole, des centaines de manifestants rejouent le récit de Josué 6 : les « marches de Jéricho ». Comme les Hébreux encerclant la ville avant la chute de ses murailles, ils tournent autour du bâtiment, brandissant des banderoles « Jesus Saves » et soufflant dans des chauffars, trompettes rituelles de la Bible.

Ces processions, reproduites ensuite autour de la Maison Blanche ou de la Cour suprême, mêlent prière et performance politique. Elles expriment la conviction que les institutions américaines, jugées infidèles à la volonté divine, doivent être renversées. Le combat spirituel devient un acte public de subversion. On n’attend plus l’intervention de Dieu : on la met en scène.

D’une certaine manière, ces marches représentent la liturgie politique du mouvement : elles convertissent la ferveur religieuse en geste collectif, fusionnant prière, spectacle et revendication de pouvoir. C’est l’image parfaite d’un christianisme devenu théâtre de conquête, où la foi prend les traits d’une mobilisation populaire.

La théologie du dominion : reprendre la terre au diable

Derrière cette ferveur se cache une doctrine plus systématique : le dominionisme, formulé par le missiologue Peter Wagner, figure clé du mouvement charismatique. Pour lui, Dieu a confié à l’humanité la domination sur la création (Genèse 1,26-28). La chute aurait transféré cette domination à Satan, et la mission des croyants serait désormais de la reprendre.

« Nous devons, écrivait-il, reprendre ce qu’Adam a remis au diable : la domination sur la création de Dieu. » Et plus loin : « Les chrétiens doivent devenir la tête et non la queue. » Cette citation du Deutéronome fonde la doctrine dite des sept montagnes : l’obligation d’investir les sept domaines clés de la société — gouvernement, éducation, économie, médias, arts, religion et famille — pour y faire triompher les valeurs du Royaume.

Le dominionisme légitime donc une conquête culturelle et politique. Il ne s’agit plus d’attendre le Royaume de Dieu, mais de le construire ici-bas. Dans ce projet, la frontière entre mission spirituelle et prise de pouvoir s’efface. La foi devient programme : reconquérir la société en son nom.

Quand le texte sacré légitime le pouvoir

Cette instrumentalisation du texte s’étend jusqu’aux plus hautes sphères politiques. Mike Johnson, actuel président républicain de la Chambre des représentants, a cité 2 Corinthiens 5,18 — « Dieu nous a donné le ministère de la réconciliation » — pour justifier le reconciliation bill, un mécanisme budgétaire. La parole biblique, détournée de son contexte spirituel, devient outil de légitimation d’une manœuvre parlementaire.

Le texte sacré se transforme ainsi en langage de pouvoir. Il ne sert plus à questionner l’histoire, mais à l’orienter. La foi devient stratégie, la prophétie discours d’autorité. À mesure que le politique s’imprègne du religieux, la parole biblique se fige : elle cesse d’être promesse pour devenir injonction.

Une herméneutique du pouvoir

On pourrait croire cette pratique sans précédent. Pourtant, dès les origines, la lecture biblique a souvent pris la forme d’une actualisation. Paul, dans l’épître aux Galates, relit l’histoire d’Abraham et d’Agar comme allégorie de deux alliances. Les exégètes de Qumrân, dans le Peshar Habacuc, appliquaient les prophéties à leur propre communauté.

Mais la différence tient à la finalité : dans le néo-charismatisme américain, cette appropriation ne cherche plus le discernement, mais la conquête. Celui qui interprète détient le pouvoir — sur le sens, sur la communauté, sur l’histoire.

Ce qui se joue ici n’est pas seulement la manipulation d’un texte, mais la transformation d’une foi en idéologie. Dans cette Amérique évangélique, la lecture de la Bible devient un champ de bataille. Et la question du salut se confond avec celle du pouvoir.
Derrière l’apparente ferveur, une révolution silencieuse s’accomplit : celle qui fait du Livre une arme et du croyant un soldat.

André Gagné, mise en ligne novembre 2025
Représentation extraite du livre de l'Apocalypse