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Versant "Proclamer" (kerussô)
L'ouverture du sens

1. Marc 1,14-28 et 7,31-8,26

2. Séparation

3. Ouverture

4. Un sens nouveau

5. Le sens est à venir

6. C’est-à-dire...



1. Marc 1,14-28 et 7,31-8,26



2. Séparation

En comparant le début du premier ensemble et la fin du deuxième, on est frappé par le fait que tout commence et se termine par une séparation. Au début, il a fallu s’arracher à l’époque et à la prédication du Baptiste pour que le Jésus se mette en marche. Tout s’achève par la séparation entre Jésus et l’aveugle à qui il a rendu la vue mais qu’il renvoie chez lui.

Chacun des deux ensembles est comme scandé par des ruptures vécue par les personnages. A l’appel de Jésus, Simon et Pierre s’arrachent à leurs filets ; les deux frères, Jacques et Jean coupent le lien qui les unissait à Zébédée leur père. Dans la synagogue se produit une véritable déchirure : « l’esprit impur » se sépare d’un corps humain en poussant un grand cri.

Est-ce un hasard si dans le second texte, on compte nombre de situations de ce genre ? A plusieurs reprises, on y constate des retraits par rapport au reste de la société. Jésus quitte le territoire de Tyr ; lorsqu’on lui amène un sourd qui parle difficilement, il le prend à l’écart de la foule. Après un long temps passé à instruire et à nourrir des milliers de personnes, « il les renvoya ». Il prend le bateau pour abandonner le groupe des Pharisiens venus l’importuner. Enfin Jésus « renvoya chez lui » celui à qui il avait rendu la vue.



3. Ouverture

En réalité, ces arrachements, loin d’entraîner des deuils, s’avèrent des promesses ; ils opèrent chaque fois une ouverture. Chaque séparation est comme un passage. Ce dernier mot est à prendre en plusieurs sens.

Le premier, tout banal qu’il paraisse, n’est pas à négliger. Jésus nous est présenté déjà comme un passant (« Ce passant extraordinaire » selon le mot de Michel de Certeau). Il va de lieu en lieu et on le suit. Quitter le désert où Jean avait baptisé le conduit en Galilée ; il marche le long de la mer et, « comme en passant », il rencontre par hasard ces quatre hommes. Pour eux, l’avenir s’ouvre. Ils se mettent à marcher à sa suite, à « passer » avec lui de lieu en lieu comme à la synagogue de Capharnaüm. Plus tard, on s’en aperçoit en lisant le second ensemble, ils iront à Tyr, reviendront par Sidon à leur point de départ, traverseront la Décapole.

Ces marches sont ponctuées par des haltes qui ouvrent des perspectives. Lorsque Jésus est face à une grande foule affamée, il n’est plus question de marcher mais de « s’étendre à terre » et de manger. Le renvoi des Pharisiens avec qui il discute un certain temps permet de traverser le lac et de se retrouver à Bethsaïde : encore en Galilée !



4. Un sens nouveau

Parler de passage revient à évoquer l’ouverture sur un sens nouveau. Dans le premier ensemble, Jésus quitte la Galilée pour «proclamer la Bonne Nouvelle ». On ne nous dit pas le contenu de sa prédication mais il s’agit bien d’un enseignement ; il s’agit aussi de nouveauté : « il les enseignait en homme qui a autorité !... Voilà un enseignement nouveau donné d’autorité ».

Cet enseignement est déconcertant. De ce point de vue, nos deux ensembles, d’une certaine façon, se rejoignent mais, par un autre côté, apparemment s’opposent. Ils se rejoignent en ceci que l’enseignement de Jésus semble avoir à faire avec le corps.

- Dans le premier ensemble, l’expulsion d’un démon est, venant du fond des entrailles, une réponse à une parole de Jésus et une réaction à son enseignement : le possédé est secoué violemment lorsque jaillit un cri impressionnant. On a l’impression que l’ouverture du sens traverse les corps. Dans la synagogue de Capharnaüm l’expulsion part des profondeurs d’où elle arrache un cri, ébranlant les membres avant de sortir.

- De façon symétrique face aux deux guérisons qui encadrent le deuxième texte, c’est le corps de Jésus qui est pris dans un même mouvement intérieur, partant des profondeurs les plus intimes qu’exprime un gémissement, passant par la bouche et la salive ; ce qui vient de l’intérieur de Jésus touche alors l’intériorité du corps d’un autre, dans le cadre de la Décapole (« Il lui mit ses doigts dans les oreilles et avec sa salive lui toucha la langue »). Un geste semblable se renouvelle à Bethsaïde : la salive frappe les yeux en même temps que les mains s’étendent et touchent l’aveugle.

Ce qui est vécu dans cette sorte de corps à corps personnel se reproduit à une échelle plus collective. L’enseignement passe entre Jésus et la foule. La Galilée où se répand sa renommée, dans le premier texte, est une jolie image pour désigner, dans l’autre texte, la foule qu’il nourrit dans le désert où, là encore, l’intériorité des corps repus par le pain et le poisson, est inséparable de ce qui est présenté comme un enseignement nouveau. Pour jouer sur les mots d’une manière un peu familière, on pourrait dire que l’enseignement donné est facile à avaler.

En revanche - et c’est là que les deux ensembles corrélés divergent l’un de l’autre – après avoir renvoyé la foule Jésus se trouve face à une double résistance.

Celle des Pharisiens d’abord. L’enseignement est reçu et pourtant on réclame un élément supplémentaire entre le maître et son auditoire : « Ils lui demandaient un signe » ! Le refus de Jésus n’étonne pas : la demande est aberrante. Que peut signifier un signe accréditant un signe ? A quoi bon multiplier les signes sans raison ? N’ont-ils pas des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ?

Cette expression est précisément celle qu’emploie Jésus pour s’opposer à la mésintelligence des disciples qui l’ont suivi. Elle ne manque pas de sel dans le contexte de ce fragment qui s’achève par la guérison d’un aveugle et qui débute par celle d’un sourd dont les oreilles s’ouvrent.

La difficulté des disciples pour pénétrer le sens que Jésus vient ouvrir, est minutieusement présentée. Il a été question de pain dans la journée, au milieu des foules. Jésus demeure dans le même registre pour choisir sa métaphore et avertir ceux qui le suivent du soulèvement qui couve parmi les Pharisiens et les Hérodiens, pareil à la fermentation qui fait lever la pâte (« Gardez-vous du levain… »). Bêtement, demeurant prisonniers du registre de ce qui a trait à la boulangerie, ils prennent conscience qu’ils ont oublié de prendre du pain. Les voilà vraiment à côté de la plaque et, sans précaution ni nuances, on leur dit qu’ils ont « l’esprit bouché ! ».


5. Le sens est à venir

Il faut sans doute un peu de finesse pour comprendre en quoi les disciples ont du mal à entrer dans l’intelligence de Jésus. Pour se faire comprendre, Jésus se réfère aux événements qui viennent d’être rapportés. Il invente à sa façon la maïeutique en interrogeant ses interlocuteurs de telle sorte qu’ils en viennent à énoncer par eux-mêmes l’enseignement qu’ils devraient avoir assimilé. Les questions du maître permettent que soient remémorés les événements de la multiplication des pains. Au terme de cet exercice de mémoire, il leur pose la question à laquelle nous ne savons pas ce qui fut répondu : « Ne comprenez-vous pas encore ? »

Et nous, lecteurs, sommes-nous capables de répondre ? D’aucuns, sans doute, diront que puisque le Maître a pu nourrir des milliers de personnes, il sera capable de faire face à la faim d’un petit groupe d’hommes. Ceci ne semble pas la bonne réponse.

Il faut remarquer que Jésus ne pose sa question qu’après avoir bien fait préciser le nombre de corbeilles contenant les surplus de nourriture : « Combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous ramassées ? Et ils disent ‘sept’ ». Il fallait en venir là pour que l’intelligence puisse s’éveiller. C’est « Alors », en effet, et alors seulement qu’il leur dit : « Ne comprenez-vous pas encore ? » Autrement dit l’important de l’événement du désert n’est pas la multiplication des pains mais le constat qu’une fois « passé » le temps du repas, surgit celui de l’excès, du surplus ! L’avenir est surplus : tel est l’enseignement. La suite de l’histoire donne raison à Jésus. Il faut avoir l’esprit bouché pour songer à ce qui va manquer, au pain qu’on a oublié de prendre. Il faut s’éveiller à l’avenir et s’apprêter à accueillir la nouveauté qui va surgir.

Après le passage du lac, arrivant à Bethsaïde, reste encore à donner : « on lui amène un aveugle » et pour lui la vue est à venir et à recevoir. Tout est passage et tout passage conduit à ce qui est à venir.

Cette explication donne sens aux déplacements de Jésus. Il prend la route « après que Jean eut été livré ». L’arrestation de Jean-Baptiste pourrait être considérée comme la fin d’un monde et inviter au regret. En réalité, par-delà la fin de la mission du Baptiste, surgit « la Bonne Nouvelle » comme un excès, un surplus. En réalité ce qui surgit au terme de tout passage et par-delà toute séparation dépasse nos attentes : craindre de manquer est folie. Les premières paroles de Jésus consistent à dire que tout est fini (« Les temps sont accomplis » : tels sont ses premiers mots). Dire que tout est fini revient à dire que tout commence et que le nouveau qui surgit, par-delà l’ancien, est bon : « Croyez à la bonne Nouvelle ».


6. C’est-à-dire...

Il est un dernier détail, présent dans le texte, qu’il importe de souligner. L’appel à l’intelligence (« Ne comprenez-vous pas ? ») fait écho à une explication où la compréhension est mise à l’épreuve. Le texte, en effet, cite un mot de Jésus dans la langue où il fut prononcé et qui manifestement n’est pas la langue de ceux pour qui le livre a été écrit : « Levant les yeux au ciel, il poussa un gémissement et lui dit "Effata" ». Marc ajoute « C’est-à-dire "Ouvre-toi" ! ». L’expression « c’est-à-dire » est une « traduction » dont le sens premier est « traversée », « passage ». Passer de la langue araméenne à la langue grecque a quelque chose à voir avec le fait de passer du temps de Jean-Baptiste à celui de Jésus ou de passer d’une rive du lac à l’autre lorsque les apôtres passent d’une incompréhension à l’intelligence d’un événement.

Ce franchissement entre le moment où Jésus parlait araméen et celui où Marc écrivait est inséparable de celui que nous sommes en train d’accomplir en déchiffrant les lignes du livre. S’intéresser à l’Evangile consiste à vivre une ouverture, à entrer dans la cohérence que dessinent les déplacements de Jésus rapportés par Marc. Si l’on peut dire que le fait de remplir sept corbeilles après la multiplication des pains et des poissons n’a de sens que parce que tout événement appelle un surplus, si le texte de Marc est un surplus par rapport aux lecteurs auxquels il s’adresse, il faut reconnaître que la lecture de l’Evangile est le surplus de sens que nous apportons par-delà le passage des siècles qu’il aura fallu traverser pour que nous le rencontrions et qu’il nous touche charnellement. Le sens, il faut y insister, est affaire de corps. .

Toute page d’Evangile est un passage. L’expression devient riche de sens. Un passage d’Evangile n’est pas seulement un fragment de texte entre un verset et un autre. Il est une traversée des temps qui tout « accomplis » qu’ils soient s’ouvrent à nous.

Lorsque le texte de Marc s’achève, lorsque tout est accompli, tout reste à dire et on peut attendre le commencement que l’Evangéliste souligne de façon solennelle. Lorsque le temps du Baptiste est accompli, tout reste à dire et Jésus peut parler de Nouveauté : « Croyez à la Bonne Nouvelle ». Lorsque nous ouvrons le livre, si nous espérons que Dieu ouvre nos yeux et nos oreilles, si nous avons, comme dit Jésus « des yeux pour voir et des oreilles pour entendre », tout reste encore à comprendre, à entendre et à dire. L’Espérance peut commencer.




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