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Liberté et vérité se rencontrent
Hans Küng

Hans Küng est né en Suisse en 1928 et décédé le 6 avril 2021 à Tübingen, en Allemagne. Il est l’un des théologiens les plus importants du XXe siècle. Cet entretien avec Marco Veilleux a eu lieu au Québec, en 2007, sous le pontificat de Benoît XVI (1). Il lançait le premier tome de ses mémoires intitulées Mon combat pour la liberté (Novalis/Cerf, 2006). Il dit son attachement indéfectible, en tant que théologien, au peuple des baptisés et sa critique du centralisme romain : « Si l’Église catholique ne veut pas devenir une secte, dit-il, elle n’a d’autre choix que de s’ouvrir. » En 2021, et malgré les ouvertures opérées par le pape François, ses propos ne sont-ils pas toujours d’actualité ?

(1) Commentaires et débats

Le centralisme de l’Eglise romaine

Professeur Küng, dans les premières pages de vos mémoires, vous dites que votre combat pour la liberté est au service d’une cause : celle de la véritable figure de l’Église catholique. Selon vous, qu’est-ce qui défigure cette Église présentement ?

Hans Küng : Il y a, d’une part, un problème de structures. Elles remontent largement à la réforme grégorienne, au XIe siècle. Elles ne relèvent donc pas de l’Église primitive, mais bien du paradigme médiéval. Ces structures se caractérisent, entre autres, par l’absolutisme pontifical romain, le cléricalisme et la règle du célibat. Elles étaient déjà en cause dans la rupture survenue en 1054 entre Rome et Constantinople – qui aboutira à ce que nous appelons le Grand schisme d’Orient. Constantinople, en effet, a toujours refusé les prétentions romaines à une juridiction sur les Églises orthodoxes qui sont aussi des Églises apostoliques. Elle a également rejeté la discipline du célibat des prêtres qui ne s’applique, chez elle, qu’aux évêques. En Occident, nous avons maintenu ces structures jusqu’à nos jours. Rome les a défendues contre la Réforme protestante, contre la modernité et, maintenant, contre les avancées les plus significatives du deuxième concile du Vatican.

Il y a, d’autre part, un problème qui relève des personnes en autorité. La sélection des membres de la hiérarchie est totalement entre les mains de la bureaucratie romaine. Cette dernière ne les choisit pas selon leurs compétences pastorales et théologiques, mais en fonction de leur soumission idéologique. Aujourd’hui, pour devenir évêque, il faut être absolument conforme à la « ligne du parti » sur tous les points de doctrine qui sont controversés. À travers le réseau des nonciatures apostoliques et par le questionnaire qui sert à évaluer les candidats potentiels à l’épiscopat, Rome s’assure que ces derniers adhèrent sans la moindre critique aux positions officielles sur la contraception, le célibat des prêtres, le refus d’ordonner les femmes, etc. Quelqu’un qui aurait avancé l’ombre d’une remise en question en ces matières sera immédiatement écarté. L’histoire montre heureusement que des évêques, après leur nomination, peuvent changer. Mais il est évident que l’épiscopat actuel, en comparaison avec celui de l’époque conciliaire, est largement uniforme. Et le collège des cardinaux l’est encore plus, puisque ces derniers sont « des créatures » du pape.

Un combat pour la liberté spirituelle et intellectuelle

Vous avez fait l’objet de nombreuses mesures répressives de la part de Rome, allant jusqu’à la perte de votre chaire d’enseignement théologique en 1979. Comment avez-vous pu résister ?

Il faut d’abord une bonne santé ! Ensuite, n’oubliez pas que je viens du pays de Guillaume Tell : le caractère suisse n’est pas très enclin à l’obéissance servile ! J’ai aussi reçu une excellente éducation classique, autant du point de vue des sciences profanes qu’ecclésiastiques. Enfin, pour avoir longtemps étudié à Rome, je connais de l’intérieur le système et ses rouages. Mais, par-dessus tout, j’ai travaillé jour et nuit! On ne peut pas seulement critiquer. Il faut aussi faire une recherche intellectuelle honnête et rigoureuse. C’est une des raisons pour lesquelles j’admire tant le théologien Yves Congar. Lui aussi a énormément travaillé. Et il connaissait l’histoire. Un jour, il m’a dit : « Pour comprendre les problèmes de l’Église actuelle, vous devez absolument étudier le XIe siècle ! »

Lors de mon grand conflit avec Rome, en 1979, j’ai dû me battre quatre mois pour conserver ma position dans l’université – une chaire en œcuménisme a été créée pour me permettre de continuer d’enseigner. Vous ne pouvez pas trouver la force de traverser une telle tempête si vous n’êtes pas intimement convaincu de défendre la vérité. Mon combat pour la liberté académique du théologien et la liberté de conscience du croyant est d’abord un combat pour la vérité : celle du Christ et de son Évangile. Au fond, j’ai survécu grâce à ma foi.

Comment vous situez-vous, maintenant, quant à votre appartenance ecclésiale ?

Je me suis toujours perçu comme un théologien catholique – non pas au sens « romain », mais au sens véritable du terme. Catholique, qui veut dire « universel », s’entend de deux façons. D’abord l’universalité dans le temps : notre Église n’a pas été fondée pour se figer dans le XIe siècle ! Ensuite, l’universalité dans l’espace : je me préoccupe donc de l’Église dans son ensemble, ce qui inclut – dans une perspective œcuménique – toutes les traditions qui forment le Corps vivant de Jésus Christ. C’est pourquoi je considère le centralisme romain comme une idéologie locale qui cherche faussement à s’imposer à l’universel. N’oublions pas une évidence : la « mère » de toutes les Églises, ce n’est pas Rome, c’est Jérusalem! C’est donc cette dernière, telle que décrite dans le Nouveau Testament, qui est notre idéal et notre modèle.

Vous relatez que les Exercices spirituels de saint Ignace ont marqué votre formation, contribuant à fonder votre liberté spirituelle et intellectuelle. En quoi cela a-t-il pu vous aider à développer une conscience critique ?

D’abord, la spiritualité ignatienne vous pousse à une décision claire en faveur de Dieu, à travers la voie que vous discernez devoir prendre. Évidemment, cette détermination de la volonté peut vous occasionner des problèmes ! Le jésuite Wilhelm Klein, qui a été mon directeur spirituel pendant sept ans au collège Germanicum, à Rome, m’a inculqué un profond sens de la liberté. Il m’a aussi expliqué la fameuse phrase de saint Ignace qui nous invite, dans tout discernement, à « sentir avec l’Église ». Cela ne veut pas dire sentir « avec la hiérarchie », mais bien « dans la communauté des croyants ». J’ai alors compris qu’il est possible d’être en désaccord avec la hiérarchie, sans être pour autant en dehors de l’Église. Cette forte assise spirituelle est nécessaire pour ne pas capituler. Il aurait été plus facile de me taire : ce que j’ai toujours refusé. Je n’ai pas voulu entrer dans le système. Je ne dis pas qu’il faille critiquer tous ceux qui deviennent évêques ou cardinaux. Seulement, s’ils se soumettent en tout au régime autoritaire de Rome et observent une obéissance servile, c’est inacceptable.

Contre le sectarisme de l’Eglise catholique

Votre vie est liée à l’histoire du concile. Nous approchons du 50e anniversaire de sa convocation par Jean XXIII. Les nouvelles générations de croyants n’ont pas connu cette période. La mémoire de ce « printemps de l’Église » risque-t-elle de se perdre ?

C’est une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ces mémoires qui sont plus qu’une autobiographie. J’y raconte l’histoire de l’Église, l’histoire de la théologie et, en un sens, celle de toute une époque. Ce sera encore plus évident dans mon deuxième tome qui commencera en 1968, avec la révolution culturelle. J’essaie de rendre compréhensible l’importance des luttes idéologiques qui étaient alors en jeu. De cette manière, j’espère contribuer à transmettre une histoire plus authentique que la version officielle qui a domestiqué le Concile. J’ose aussi espérer qu’en lisant mes mémoires, il se trouvera peut-être deux ou trois évêques pour se dire : « On ne peut pas continuer comme ça : on n’a plus de prêtres, nos communautés s’effritent, il faut faire quelque chose ! » Ce qui me donne espoir, c’est qu’il y a deux forces qui s’opposent à la sclérose du système actuel. D’abord l’Évangile, qui pousse toujours en direction de la liberté et nous montre que l’Église n’est ni une monarchie ni une dictature. Ensuite, le cours de l’histoire qui ne s’arrête pas. Le monde se transforme et les chrétiens y participent. Si l’Église catholique ne veut pas devenir une secte, elle n’a d’autre choix que de s’ouvrir.

Parmi ces défis que le monde lance à l’Église, il y a évidemment celui de la place des femmes. Au Québec, dans les années postconciliaires, un dialogue s’était amorcé entre des croyantes et l’épiscopat. La volonté romaine de clore le débat sur leur accès aux ministères ordonnés, en 1994, a profondément miné ces efforts. Par ailleurs, nous savons que depuis Humanæ Vitæ (2), plusieurs femmes ont claqué la porte. Pourra-t-on ignorer cela encore longtemps ?

Tout ce dossier est une catastrophe ! Et vous avez raison de mentionner Humanæ Vitæ – qui a été à l’origine de mon livre Infaillible ? Une interpellation. Dans les officines vaticanes, on blâme souvent le concile pour les polarisations et l’exode qui ébranlent l’Église catholique depuis 1968. Or, c’est plutôt cette encyclique qui a montré au monde que Rome avait perdu contact avec la réalité. Depuis, l’Église ne cesse de payer pour cette erreur. Alors, après cela, affirmer que c’est la volonté de Dieu de ne pas ordonner des femmes et déclarer que cette doctrine est infaillible, voilà qui montre bien que le magistère n’a rien appris! Ne voit-on pas les conséquences désastreuses de ces positions insoutenables sur la vie de l’Église ? Tous les sermons et les voyages de Jean-Paul II n’ont rien réglé. Nous vivons dans une Église dont la façade est encore impressionnante : de belles cérémonies dans le « décor scénique » majestueux de Saint-Pierre-de-Rome, des rassemblements de masse très médiatiques, etc. Cela donne l’image d’un catholicisme encore en bonne condition. Mais la réalité intérieure est bien différente. Le Congrès eucharistique de Québec, que vous vivrez l’an prochain, s’inscrit dans la logique de ces grands déploiements avec foules et caméras. Pourtant, chacun sait que la vie réelle des communautés chrétiennes, ici comme ailleurs, est en péril. Et ce, entre autres à cause des blocages par rapport aux femmes, d’une morale sexuelle rigide, de la pénurie de prêtres et des impasses œcuméniques.

Devant ce triste constat, pourquoi rester dans l’Église catholique ? Comment persévérer malgré tout ?


Si vous identifiez l’Église avec la hiérarchie, il y a effectivement peu de raisons de rester ! Mais je vois plutôt l’Église comme l’ensemble de la communauté des croyants, c’est-à-dire le peuple de Dieu. Je ne peux donc pas m’imaginer la quitter ! Je suis comme tous ceux qui persistent parce qu’ils ont compris que nous ne sommes pas catholiques à cause de la hiérarchie. Jésus était sans pitié avec les grands prêtres de son temps, mais il avait souci du peuple. D’innombrables baptisés tâchent d’incarner son message d’amour, de service, de justice et de paix. Comme théologien, en solidarité avec eux, je dois rester. L’Évangile est toujours vivant dans cette Église. De plus, beaucoup de prêtres sont ouverts et se disent : « Je ne suis pas ici pour mes supérieurs, je suis ici pour ma communauté. »

Un combat pour la vérité

Vous terminez vos mémoires en affirmant que votre combat pour la liberté est lié à l’amour de la vérité. Qu’entendez-vous par vérité ?

Ce sera l’objet de mon deuxième tome, puisque la seconde partie de ma vie est davantage un combat pour la vérité. On peut considérer cette dernière à différents niveaux. Il y d’abord, tout simplement, la vérité des faits. Si l’on est en contradiction patente avec la réalité, on doit se corriger. Par exemple, dans l’Église, il y a des positions officielles qui sont de toute évidence contraires aux faits scientifiques – pensons simplement au refus du condom dans la lutte contre le sida. Mais pour un croyant, la vérité au sens plus profond, c’est évidemment la vérité révélée, celle qui nous vient des Écritures. Nous trouvons-là l’indication claire de ce qui est chrétien et de ce qui ne l’est pas. Et pour moi, en dernière analyse, la vérité, c’est le Christ. Sa personne, avec tout ce qu’il a enseigné, tout ce qu’il a combattu et ce pourquoi il a donné sa vie. La vérité chrétienne n’est donc pas un système avec des propositions définies. Comme théologien, je n’ai évidemment rien contre les formules. Cependant, celles-ci doivent être jugées à l’aune de la figure du Christ lui-même, une figure vivante qui se présente dans le Nouveau Testament d’une manière absolument incomparable. Dans l’évangile selon saint Jean, nous lisons qu’il est la voie, la vérité et la vie. Nous savons très bien ce qu’il accepterait et ce qu’il n’accepterait pas. Par exemple, nous savons que la plupart de ses apôtres étaient mariés. La discipline ecclésiastique du célibat est donc étrangère à son message. Il en va de même pour tout le système autocratique de Rome. Il est clair que cela n’a rien à voir avec l’Évangile. Le comprendre nous donne beaucoup de liberté. Il ne s’agit pas ici de prêcher pour l’irresponsabilité ou un pluralisme sans limites, mais de rappeler l’exigence de nous recentrer sur Jésus Christ et de suivre véritablement son chemin.

Un projet d’éthique planétaire

Depuis le début des années 1990, vos travaux s’orientent autour d’un projet d’éthique planétaire. Pourriez-vous nous en parler ?

Pour ce faire, permettez-moi d’abord de référer à la situation du Québec. Vous venez de débattre de la place de l’enseignement religieux dans votre système scolaire. Sur un tel enjeu, deux positions m’apparaissent insoutenables : soit vouloir que l’Église catholique conserve sa position dominante et privilégiée d’antan ; soit vouloir un laïcisme à la française qui laisse la jeunesse pratiquement sans repère éthique et religieux. Avec son programme d’éthique et de culture religieuse pour tous, l’École québécoise a trouvé une troisième voie.

Mon projet d’éthique planétaire, c’est précisément la recherche et la discussion sur ces repères qui peuvent être partagés par des catholiques et des non-catholiques, des chrétiens et des non-chrétiens, des croyants d’autres religions et des non-croyants. Et ce, parce qu’au sein de sociétés pluralistes comme les nôtres, tous les citoyens doivent s’entendre sur des règles minimales pour coexister et vivre ensemble. Si dans nos écoles constituées d’enfants issus de différents horizons, nous arrivons à mieux inculquer les principes d’une éthique de base – ne pas tuer, ne pas voler, respecter l’autre, toujours dire la vérité, etc. –, ce sera déjà quelque chose. Les enfants doivent apprendre ces impératifs fondamentaux de l’humanité et développer la capacité d’en discuter entre eux, malgré les différences religieuses, culturelles ou philosophiques de leur milieu d’origine. Dans cette perspective, le projet d’une éthique planétaire n’est ni celui d’une nouvelle religion ni celui d’une religion unique. Il s’agit plutôt, au-delà de nos irréductibles divergences idéologiques, de réaffirmer clairement et de mieux enseigner les règles nécessaires au vivre ensemble. Par exemple, si vous ne savez jamais si votre voisin ou votre chef d’État ment ou dit la vérité, la vie sociale et politique n’est plus possible. Être vrai est une règle valable autant pour un musulman que pour un chrétien ou une personne sans affiliation religieuse.

Peu après son élection, vous avez longuement rencontré Benoît XVI dans le cadre d’une audience privée. Avez-vous discuté avec lui de cette éthique planétaire ? Y est-il sensible ?

Il est convaincu de la nécessité d’un dialogue sincère entre les religions. Malheureusement, lors de son discours à Ratisbonne, il a montré qu’il connaît mal l’islam. Or, pour soutenir un véritable dialogue, il faut une information juste et approfondie. Au-delà des vieux débats qui nous séparent, lui et moi, nous avons en commun le refus de céder à la logique du choc des civilisations. Il faut cependant reconnaître qu’il n’y aura pas de paix entre les nations sans paix entre les religions; et qu’il n’y aura pas de paix entre les religions sans dialogue entre elles et à l’intérieur d’elles. Benoît XVI est aussi convaincu de cela. J’aimerais toutefois qu’il le dise plus clairement.

Hans Küng
Entrevue réalisée par Marco Veilleux, mis en ligne le 29 avril 2021
Sculptures de Pierre de Grauw

1- Relations no 718 août 2007 / Retour au texte
2- Encyclique du pape Paul VI, publiée en 1968, interdisant aux couples catholiques l’usage des moyens « artificiels » de contraception. / Retour au texte