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Le christianisme, religion de la fraternité ?
Paul Blanquart

Paul Blanquart, sociologue et universitaire, écrit : « Le christianisme de la fraternité s’oppose aux religions en tant qu’identités-mêmetés collectives (idem en latin, d’où vient identitas, se traduit en français par le même). De quel Dieu, en effet, s’agit-il d’écouter la parole et de faire la volonté ? Il existe un conflit concernant la transcendance et l’unité qui en résulte. »

Cette intervention a été prononcée lors de la rencontre « Au souffle de la fraternité », au centre pastoral Saint-Merry (Paris), le 3 juin 2017.

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Le christianisme : affirmation identitaire ou ouverture à l’autre ?

La fraternité est d’origine chrétienne. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut devenir bien commun de l’humanité, au contraire. Dans les évangiles synoptiques, on vient dire à Jésus que sa mère et ses frères sont à la porte du lieu où il se tient et qu’ils veulent lui parler. Il répond : « Qui sont ma mère et mes frères ? Ceux qui écoutent la parole de Dieu et font sa volonté ». Autrement dit : il ne s’agit pas avec lui de fratrie, d’identité au sens de mêmeté de sang, d’intérêt, d’appartenance particulière, mais d’une universalité possible. Il est incontestable que le mot fraternité a été introduit dans le vocabulaire grec (adelphotès) et latin (fraternitas) par des auteurs chrétiens, à l’exception d’un seul emploi antérieur, et très spécifique, pour le mot grec.

Ce christianisme de la fraternité s’oppose aux religions en tant qu’identités-mêmetés collectives (idem en latin, d’où vient identitas, se traduit en français par le même). De quel Dieu, en effet, s’agit-il d’écouter la parole et de faire la volonté ? Il existe un conflit concernant la transcendance et l’unité qui en résulte. On conçoit Dieu le plus souvent comme trônant au sommet d’une pyramide, d’où il impose à la chaîne continue des étages, par la médiation d’un clergé, une vérité dogmatique indiscutable et un ordre hiérarchique intangible. On a alors affaire à des totalités théocratiques et fondamentalistes qui se ferment, durcies, ou cherchent à absorber les autres, généralement par la violence. Ou bien on le conçoit comme séparé, inatteignable et non représentable, absolu au sens de délié. Cet éloignement ou retrait de Dieu fait s’effondrer la pyramide et rend l’homme, non plus soumis, mais libre et responsable dans un espace désormais dépourvu de toute autorité sacrée. En marche dans un manque, mû par un désir qu’il ne pourra jamais combler, cet homme debout se creuse intérieurement en même temps qu’il s’ouvre à l’autre, à tout autre. Dynamique de la fraternité : on devient soi en étant altéré.

Cette opposition apparaît clairement dans le très ancien mythe de Babel et les interprétations qui en sont faites. Quelque part en Mésopotamie, les humains décident de construire une tour qui monte jusqu’au ciel, pour affirmer leur unité et se donner un même nom. Mais Yahvé s’oppose à cette construction et disperse ses bâtisseurs sur toute l’étendue de la terre. On a le plus souvent interprété ce texte comme décrivant l’affrontement de deux religions identitaires : Dieu jaloux ne veut pas d’une pyramide concurrente de la sienne. En fait le texte dit tout autre chose : il est bon pour les hommes d’être dispersés, c’est-à-dire divers, car on ne peut être unis qu’en étant différents. L’universel ne peut être une fratrie.

Ces deux types de transcendance et d’unité coexistent et se mêlent dans le texte biblique. On peut y repérer deux collections distinctes d’écrits, comprenant chacune du récit et de la législation, issues l’une des communautés du nord, l’autre du royaume du sud. S’y expriment deux traditions antagonistes, la prophétique et la sacerdotale, la première valorisant le don et le partage, la seconde l’observation du rite et le sacrifice. Au retour de l’exil à Babylone, des rédacteurs relevant de la cour et du Temple amalgamèrent ces deux sources en un seul livre qui fit dès lors autorité, opération par laquelle l’appareil institutionnel de Jérusalem neutralisait le spirituel subversif. La totalité pyramidale et exclusive se défend : alors que Jésus relançait le courant prophétique (pour lui on entre en Dieu par la fraternité), ce sont les prêtres du Temple qui ont décidé sa mort.

En catholicisme, l’affrontement a été constant entre une affirmation identitaire agressive, tant à l’intérieur qu’au dehors (qu’on songe à l’Inquisition et aux Croisades), et une ouverture à l’autre, à l’étranger, au différent. Dans la période récente, on a vu s’opposer deux projets pontificaux successifs. Celui de Jean XXIII qui convoqua un Concile fraternel tant à l’égard de la modernité jusque là refusée qu’à celui de l’ensemble des baptisés qu’il déclara tous d’égale dignité, la hiérarchie devenant ministère de service. Celui de Jean-Paul II qui redoutait que cette réforme et ses prolongements ne menacent l’existence même de l’Eglise : il rétablit l’institution en ses structures sacralisées et donc pérennes (centralité, ordre pyramidal) et en son orthodoxie dogmatique. Et de nouveau, ici aussi, pour dissimuler le conflit, on procéda à un amalgame : ces deux papes furent canonisés ensemble, au bénéfice du second.

La France entre replis identitaire et ouverture

La France d’aujourd’hui a grand besoin de ce christianisme de la fraternité. C’est sous l’influence d’un fort mouvement socialiste chrétien qu’hier, en 1848, le mot fraternité fut inscrit dans la devise républicaine avec la même valeur constitutionnelle que ceux de liberté et d’égalité. Ce ne fut pas un apport des Lumières qui lui préféraient d’autres vocables tels que bienfaisance, bienveillance ou solidarité et, en registre intellectuel, tolérance. Si la liberté est affaire de droit, l’égalité aussi ainsi que de calcul, la fraternité est quant à elle esprit, souffle (pneuma, souffle en grec, se traduit en latin spiritus), spiritualité. Les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 l’avaient bien vu en écrivant ainsi son article premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience, et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». C’est cet esprit – on ne l’a pas assez souligné – qui s’est infiltré dans la guerre des deux France, la catholique et la scientiste, pour y ouvrir les deux identités antagonistes, incompatibles parce que l’une et l’autre totalités religieuses.

Or les identités-mêmetés sont en train de revenir en force dans notre pays, du fait de la globalisation planétaire et des migrations qu’elle provoque. Chassés de leurs pays par leur appauvrissement économique et par les guerres ethniques et religieuses qui y font rage, des non-Européens arrivent ici précarisés, sans autre sécurité que leurs communautarismes d’origine. En réaction, les Français moyens et pauvres, eux-mêmes menacés par cette globalisation technique et financière, se contractent sur leur identité composite catho-laïque. Mais alors que celle-ci, républicaine, était un compromis entre ses deux composantes adoucies par la fraternité, chacune de ces dernières se raidit et régresse. Ainsi se forme une curieuse alliance, raciste et défensive, faite de catholiques re-traditionnalisés et de laïcards scientistes, pour refuser l’étranger, notamment musulman, et fermer les frontières. Il faut donc relancer l’esprit de la fraternité, cette fois-ci dans son amplitude universelle. C'est-à-dire nous faire ressaisir par l’esprit-souffle de la Pentecôte.

La Pentecôte, c’est la continuité de Babel. Alors que les disciples de Jésus se tenaient craintifs, serrés les uns contre les autres, dans une même pièce, du feu surgit. Non sous la forme d’une grosse boule qui, à la manière d’un haut-fourneau, fond en un bloc massif le multiple dont elle s’empare, mais sous celle de langues qui se dispersent jusqu’à ce qu’il s’en pose une sur chacun d’eux, ainsi singularisé. Non pas un compactage, par conséquent, mais une explosion. De fait ils se mirent à parler au dehors, dans les différentes langues : universalité.

La vie est affaire de relations, d’échanges entre des différences qui se rencontrent et se fécondent. Elle est mouvement continu de conjonction-disjonction à toutes échelles – personnelle, locale, planétaire -, lesquelles s’enchevêtrent à notre époque mondialisée. La France ne peut être vivante à l’intérieur que si elle s’ouvre à la planète entière, cessant ainsi d’être la même pour devenir elle-même, une originalité inédite et intéressante pour le reste du monde. La république n’est pas un état, une identité figée, elle est une dynamique. Et elle ne peut l’être qu’en étant à la fois fraternelle au-dedans et ferment de cette fraternité au dehors, comme il en fut jadis pour l’idée de droits de l’homme.

Vers une fraternité universelle ?

Deux entreprises totalitaires menacent gravement l’avenir de l’humanité et de la planète. D’une part la poursuite du projet de modernité occidentale, religion du progrès par la science : elle a échoué en entraînant la destruction de la nature (crise écologique) et l’effacement de l’humain avalé par la technologie (le « post-humain »). D’autre part, et en réaction, le retour ou l’affirmation de fondamentalismes religieux d’avant et d’ailleurs, en guerre entre eux et avec l’Occident, ce qui provoque des fleuves de sang.

Je pense alors à François d’Assise. Il n’avait d’autre nom que celui de frère, parlait aux oiseaux et aux plantes, chantait frère Soleil et sœur Lune, et échangeait en pleine croisade avec le sultan d’Egypte Malik al-Kâmil. Le grand historien Georges Duby disait que « de lui part tout ce qui reste de chrétien dans notre civilisation contemporaine ». Et j’ajoute : dans quelque culture que ce soit. Un reste qui porte, dans sa fragilité, la vie.

Paul Blanquart
Peinture de Vasilij Kandinskij