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Lire le récit de la Passion
Michel Jondot

Nous proposons de lire la Passion selon Saint Marc. L’avons-nous jamais lue ? On en reçoit le récit régulièrement, sans doute avec émotion mais sans nous arrêter vraiment sur le texte lui-même.
Commençons par organiser la lecture. Nous traversons le récit, dans la traduction que propose la liturgie, non d’abord pour en saisir le sens mais pour en deviner le fonctionnement.
Ceci devrait nous faire entrevoir la trame et les fils qui font de cette histoire un tissu ; les mots « textile » et « texte » sont de la même famille !
Cette plongé dans le texte peut être étalée sur plusieurs jours.

(2)Commentaires et débats

La traversée du texte

A première vue, on constate qu’en plusieurs points, le texte joint le temps et le mouvement des personnages.

1) La fête de la Pâque des pains sans levain allait avoir lieu dans deux jours…Comme Jésus se trouvait à Béthanie chez Simon le lépreux…14/1-3
2) Le premier jour de la fête des pains sans levainIl envoie deux disciples…14/12-13
3) Le soir venu, Jésus arrive avec les Douze…14/17
4) Après le chant d’action de grâces, ils partent pour le mont des Oliviers. Jésus leur dit…14/26
5) Jésus parlait encore quand Judas, l’un des Douze, arriva…14/43
6) A peine arrivé, Judas s’approchant de Jésus, lui dit…14/45
7) Comme Pierre était en bas, dans la cour, arrive une servante…14/66
8) Dès le matin, les chefs des prêtres convoquèrent les anciens…puis ils enchaînèrent Jésus…15/1
9) A chaque fête de Pâque, il relâchait un prisonnier...15/6
10) Et après avoir fait flageller Jésus, il le leur livra… 15/15
11) Ensuite, ils l’emmenèrent pour le crucifier…15/20
12) Déjà le soir était venuJoseph d’Arimathie…descendit Jésus de la croix…15/42
13) Le soir terminé, Marie Madeleine, Marie mère de Jacques et Salomé allèrent embaumer le corps de Jésus… 16/1

On remarque qu’à une exception près (n° 7), le déplacement s’effectue par rapport au corps de Jésus. En réalité deux mouvements différents s’opèrent : selon les circonstances, on s’approche de Jésus (centrement) ou on s’en écarte (décentrement). En fonction de ce critère, on remarque des correspondances qui permettent des regroupements en sept sous-ensembles.

Le sous-ensemble IV se distingue de tous les autres du fait de l’absence de Jésus.
Autour de cet axe, des symétries s’organisent :
Les sous-ensembles II et VI se correspondent ; ils comportent l’un et l’autre un mouvement de « décentrement » suivi d’un mouvement de « centrement ».
En revanche les sous-ensembles III (décentrement + centrement + centrement) et V (centrement + décentrement + décentrement) s’opposent.
Reste le premier (I) et le dernier (VII) de ces sous-ensembles : ils encadrent le texte. Considérons qu’ils sont les bords du métier sur lesquels sont ancrés les fils du récit ; leur croisement devrait se manifester dans le sous-ensemble du milieu (IV).

Nous suivrons d’abord les fils qui tissent les sous ensembles IV, I et VII en observant comment ils s’appellent ou s’opposent. Puis nous considérerons les sous ensemble II et VI et enfin les sous ensembles III et V.

Lire, en latin, signifie aussi cueillir et recueillir. En pénétrant ainsi dans le champ de l’Evangile, après avoir cueilli ou recueilli des fragments de sens, nous tenterons, après chaque étape, de prendre la parole à notre tour. Appelons « relecture » cette opération. Il ne s’agit ni d’une leçon à tirer, ni d’un sermon pour édifier. Il s’agit plutôt d’une réponse à ce texte que nous considérons comme une invitation à parler. A chacun, bien sûr, de réagir à son tour, de relire lui-même et de parler.

La présence ou l’absence,
la parole, le corps et le temps

Lecture des sous ensembles IV, I et VII

Sous ensemble IV
La passion selon saint Marc 14, 66-72

Comme Pierre était en bas, dans la cour, arrive une servante du grand prêtre. Elle le voit qui se chauffe, le dévisage et lui dit : « Toi aussi, tu étais avec Jésus de Nazareth. » Pierre le nia. « Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que tu veux dire. » Puis il sortit dans le vestibule. La servante, l’ayant vu, recommença à dire à ceux qui se trouvaient là : « En voilà un qui est des leurs ! » De nouveau, Pierre le niait. Un moment après, ceux qui étaient là lui disaient : « Sûrement tu en es ! D’ailleurs, tu es Galiléen. » Alors il se mit à jurer en appelant sur lui la malédiction : « Je ne connais pas l’homme dont vous parlez. » Et aussitôt, un coq chanta pour la seconde fois. Alors Pierre se souvint de la parole de Jésus : « Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois ». Et il se mit à pleurer.

Les fils de la lecture

On a coutume, lorsqu’on lit cette scène, de recourir à la morale et à la psychologie. On souligne la faiblesse de Pierre ; on l’excuse (« la chair humaine est faible »). Il s’avère lâche mais il se reprendra : Dieu n’abandonne pas son Eglise. Si aujourd’hui on voit des prêtres ou des évêques indignes, cela ne doit pas nous choquer puisque Pierre lui-même a failli.

Ce genre de lecture est contestable. A s’en tenir à la psychologie, on pourrait tout aussi bien condamner Jésus. Il a déçu ses disciples. Il leur promettait monts et merveilles (« le Royaume de Dieu »). Il les conduit, en réalité, à un procès où il est ridiculisé devant la foule entière. On comprend que ceux qui l’avaient suivi ne veuillent plus le connaître. A première vue, c’est lui qui avait tort de promettre. La parole donnée a été reprise : on peut lâcher celui qui l’avait prononcée.

Nous proposons une tout autre façon d’entendre sans entrer dans la psychologie des personnages. Nous essayons d’en dégager les fils.

Ce passage, à cause de l’originalité que nous avons soulignée et parce qu’il sert de pivot à l’ensemble nous paraît privilégié pour observer leur croisement.

La présence ou l’absence : Jésus n’est pas corporellement présent dans cette scène. Pire ! La relation d’antan est niée : « Je ne connais pas l’homme dont vous parlez ».
La parole : La parole qui circule de Pierre à la servante non seulement souligne l’écart mais il le crée (« je ne le connais pas »). Cependant, interrompant l’entretien, surgissent brusquement les propos de Jésus, venu d’un passé récent : « il se souvint de la parole de Jésus ». Ce souvenir manifeste la présence du Maître, par-delà son absence physique.
Le corps : Pierre est physiquement touché au souvenir de la parole prononcé naguère par Jésus. Son corps en quelque sorte parle : « il se met à pleurer »
Le temps : La présence de Jésus est du passé ; elle est rappelée par la parole. La manière dont se manifeste le temps est savoureuse. Les visages ne le disent pas, ni les corps humains. En revanche, il se manifeste par un corps animal, comme si l’humanité s’abolissait : « un coq chanta pour la seconde fois ». Ce détail est tellement important qu’il a marqué l’inconscient chrétien : il reste planté sur les clochers des églises au-dessus des horloges.

Il nous faut vérifier que les fils que nous avons trouvés sont bien ceux avec lesquels le texte est tissé : nous devrions les voir déjà noués là où le texte commence et les retrouver là où il s’achève.

Sous ensemble I
La passion selon saint Marc 14, 1-11

La fête de la Pâque et des pains sans levain allait avoir lieu dans deux jours. Les chefs des prêtres et les scribes cherchaient le moyen d'arrêter Jésus par ruse, pour le faire mourir. Car ils se disaient : « Pas en pleine fête, pour éviter une émeute dans le peuple. »
Jésus se trouvait à Béthanie, chez Simon le lépreux. Pendant qu'il était à table, une femme entra, avec un flacon d'albâtre contenant un parfum très pur et de grande valeur. Brisant le flacon, elle le lui versa sur la tête. Or, quelques-uns s'indignaient : « A quoi bon gaspiller ce parfum ? On aurait pu le vendre pour plus de trois cents pièces d'argent et en faire don aux pauvres. » Et ils la critiquaient.
Mais Jésus leur dit : « Laissez-la ! Pourquoi la tourmenter ? C'est une action charitable qu'elle a faite envers moi. Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, et, quand vous voudrez, vous pourrez les secourir ; mais moi, vous ne m'aurez pas toujours. Elle a fait tout ce qu'elle pouvait faire. D'avance elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement. Amen, je vous le dis : Partout où la Bonne Nouvelle sera proclamée dans le monde entier, on racontera, en souvenir d'elle, ce qu'elle vient de faire. »
Judas Iscariote, l'un des Douze, alla trouver les chefs des prêtres pour leur livrer Jésus. A cette nouvelle, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l'argent. Dès lors Judas cherchait une occasion favorable pour le livrer.


Sous ensemble VII
La passion selon saint Marc 16, 1-8

Le sabbat terminé, Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des parfums pour aller embaumer le corps de Jésus. De grand matin, le premier jour de la semaine, elles se rendent au sépulcre au lever du soleil. Elles se disaient entre elles : « Qui nous roulera la pierre pour dégager l'entrée du tombeau ? »
Au premier regard, elles s'aperçoivent qu'on a roulé la pierre, qui était pourtant très grande. En entrant dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme vêtu de blanc. Elles furent saisies de peur. Mais il leur dit : « N'ayez pas peur ! Vous cherchez Jésus de Nazareth, le Crucifié ? Il est ressuscité : il n'est pas ici. Voici l'endroit où on l'avait déposé. Et maintenant, allez dire à ses disciples et à Pierre : 'Il vous précède en Galilée. Là vous le verrez, comme il vous l'a dit.' » Elles sortirent et s'enfuirent du tombeau, parce qu'elles étaient toutes tremblantes et hors d'elles-mêmes. Elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur.


Par-delà présence et absence : l’accueil de la parole

A l’absence de Jésus, au cœur de cette scène, à l’écart que Pierre constate et renforce en reniant et en quittant celui qu’il prenait pour un maître, s’oppose une grande proximité dans les premières lignes du récit. On nous le « présente » en un lieu et un contexte bien précis : la maison de Simon le lépreux à proximité de ceux qui cherchent à l’arrêter.

La place du corps, en ce lieu, fait sensation. Face à Pierre, en un lieu d’où Jésus était absent, se nouait un dialogue agressif avec une femme. Le rapport du masculin au féminin s’inverse. Il n’est pas besoin de parole pour décrire la relation : le toucher y suffit. Elle brise un flacon d’albâtre et verse sur sa tête un parfum qui coûte une fortune. Le geste est plus éloquent qu’un beau discours : Jésus y voit une annonce. Le corps ne fait qu’un avec la parole et la parole prédit, annonce, le temps qui vient. Le parfum qui imprègne son corps est le prélude à l’ensevelissement. Le terme de l’histoire que nous lisons vérifiera la prédiction. La fin est anticipée. Aux dernières lignes, d’autres femmes « Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques et Salomé » achetèrent des parfums pour aller embaumer le corps de Jésus. Les voilà, elles aussi, aux prises avec un corps. Jusqu’à la fin, l’opposition du masculin et féminin se sera maintenue. Mais la transformation est impressionnante lorsque s’achève le récit. On cherche un corps muet ; on trouve une parole si forte que celles qui l’entendent en sont toutes tremblantes. Celui qu’on avait caché sous une pierre est inaccessible ; il n’est pourtant pas absent au sens strict du mot. Il n’est pas loin, il précède, il attend. « Il n’est pas ici », c’est vrai. « Il vous précède en Galilée, il vous attend ». Par-delà présence et absence, il s’agit de s’en tenir à la parole qui lie les sujets : « Allez dire », « Il vous a dit ».

Le temps du passage

Ne lâchons pas le fil du temps. Le texte l’inscrit avec précision : c’est celui d’un peuple particulier, marqué par ses fêtes et ses rites. « La fête de la Pâque et des pains sans levain allait avoir lieu dans deux jours » : ainsi commence le récit. Il se termine également en un jour profondément symbolique à l’intérieur de ce peuple particulier auquel Jésus appartenait : « le sabbat terminé ». C’est un grand jour, ce sabbat, pour un Juif ! Pour passer de la Pâque au lendemain du sabbat, le texte nous a fait traverser un temps neutre qui, loin d’être la marque d’une culture, est purement naturel, celui que signale le champ du coq, à savoir la jonction entre le jour et la nuit. On le retrouve encore lorsque Marie-Madeleine, Marie et Salomé viennent au tombeau : « De grand matin…au lever du soleil ». Le cosmos inscrit, avec le temps et la succession des fêtes et des jours, la notion de « passage », celui de la nuit à la lumière. Est-il besoin de rappeler que ce mot, en hébreu, se dit « Pâque » ; c’est par lui que commence le récit (« la fête de la Pâque et des pains sans levain allait avoir lieu dans deux jours »).

Ce passage de la nuit au jour en indique un autre. Le corps de celui qui allait être mis au tombeau était déjà un message que, sortant des lèvres de Jésus, les mots explicitaient : « D’avance, elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement. Amen, je vous le dis : partout où la Bonne Nouvelle sera proclamée dans le monde entier, on racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire ». De Jésus à nous le texte que nous lisons opère le passage. Il nous rejoint. Nous étions déjà prophétisés par le texte. Nous sommes en ce lieu où tombe ce texte qu’on appelle Evangile, c’est-à-dire « Bonne Nouvelle ». De lui à nous le passage se réalise.

Relecture
des sous ensembles IV, I et VII

« Dieu caché » (Par-delà présence et absence)

Face à la servante, Pierre connaît l’éloignement de Dieu en Jésus. Dieu semble absent. Combien sont-ils ceux qui, de nos jours, trouveraient les mêmes mots que Pierre si on les interrogeait sur Jésus : « Je ne connais pas cet homme ! ». Notre Dieu est un Dieu caché. Peut-il en être autrement ? Le voir, le toucher, mettre la main sur lui sans doute était possible au temps de la vie mortelle du rabbi de Galilée : le geste de la femme qui verse le parfum, chez Simon le lépreux, le manifeste. Mais le garder, le tenir, le retenir n’était pas possible. Cela aurait été en faire une idole et ne plus discerner le Dieu qu’il vient manifester. Notre Dieu est caché ; Pierre en fait l’expérience et sa réaction est négative, trois fois négative.

En fin de compte, le récit débouche sur une expérience semblable mais qui entraîne une réaction différente. Trois femmes viennent au tombeau. Elles cherchent ce Jésus qu’on a enveloppé dans un linceul et enfoui sous une lourde pierre. Elles savent qu’il est bien caché et qu’il faudra trouver de l’aide pour le retrouver. En réalité, il est encore plus caché qu’elles ne s’y attendaient. « Il n’est pas ici ! » Les réactions ont changé par rapport à celles de Pierre. Aux paroles de rejet se substituent, silencieusement, des réactions de peur : « Elles étaient toutes tremblantes et hors d’elles-mêmes. Elles ne dirent rien à personne car elles avaient peur ». La peur a quelque chose à voir avec le désir. Elle en est une manifestation, toute négative qu’elle soit. Par-delà l’absence qui isole et la présence que manifeste l’accueil de celle qui verse le parfum, le désir ouvre l’espérance. Qui réveillera au cœur du croyant le vrai désir de l’Autre ? Qui le délivrera de ses illusions ? Dieu est toujours ailleurs que là où l’on croit le tenir ! Qui maintiendra en nous la conscience que le jeune messager suscite ? (« Il vous attend » ; « il vous précède ! »)

A bon entendeur salut : l’accueil de la parole

Face au jeune homme vêtu de blanc, Marie-Madeleine, Marie la mère de Jacques et Salomé entendent une parole. D’où vient-elle ? Quel est le mystère de ce personnage tout de blanc vêtu ? Où s’enracine ce discours ? Certes, les propos passent de personnage en personnage et rien ne peut en arrêter le flux, pas même le point final du texte (Les femmes se taisent mais elles ont un message à faire passer). En réalité, dans ce texte, la parole part de Jésus et, fût-elle oubliée lorsque Pierre fait face à la servante, en fin de course c’est encore la parole du charpentier qui a le dernier mot (« Comme il l’a dit ! »). Bien sûr, la parole est le lieu du désir ; elle tourne les sujets les uns vers les autres, elle les suscite sans cesse…elle ressuscite. En réalité, la Résurrection, avant d’être la rencontre d’un corps est le surgissement d’une parole.

Les exégètes nous précisent que vraisemblablement les paragraphes qui suivent le récit de la Passion sont surajoutés. La Résurrection, à s’en tenir au texte primitif de Marc, est la victoire de la parole. Menacée entre les quatre murs de la maison de Simon, au début, oubliée face à la servante, elle triomphe sur les lèvres du jeune homme vêtu de blanc, à l’entrée du tombeau. Le désir – nous le constations – suppose le dépassement de l’absence et de la présence. La parole en est le véhicule : elle appelle le lecteur. Dieu se tait. Dieu est mort, dit-on. Celui qui adhère aux mots de l’Evangile entend, par-delà une mort vieille de plus de deux millénaires, la parole que Marc attribue à Jésus annonçant cette victoire de la parole qui circule dans le monde entier. A bon entendeur, salut !

A corps perdu

Face à Simon le lépreux, une femme verse un parfum sur la tête du Nazaréen. Symétriquement à cette scène, Marie-Madeleine, Marie mère de Jacques ont dans les mains des parfums « pour aller embaumer le corps de Jésus ». Masculin et féminin se croisent d’un bout à l’autre du texte. Homme et femme sont en vis à vis, y compris dans l’entre-deux où la servante vient agresser Pierre. Si la Résurrection est affaire de parole en même temps que réveil d’un corps, c’est peut-être pour mieux faire comprendre que l’Esprit de Jésus ne conduit pas à demeurer fixé sur sa seule présence charnelle.

La parole suppose plusieurs partenaires. Elle appelle les sujets, elle ne les immobilise pas. Christ ressuscite, nous le croyons. Il suppose l’écart entre nous, le face-à-face. Il passe entre nous, les humains, dans l’écart qui nous distingue et nous rapproche. Il ressuscite avec nous et, dans la mesure où nous reconnaissons sa parole, nous faisons corps avec lui. L’écart qui se produit lorsque nous nous tournons vers autrui est le lieu du passage où l’univers de Dieu s’engouffre au cœur même de notre condition charnelle. Il n’est pas tout-à-fait exact de dire que Jésus est ressuscité; il n’est pas seulement ressuscité : Il ressuscite entre nous. « Emmanuel, Dieu avec nous. »

Temps de Dieu, temps des hommes : temps du passage

Face à un monde qui s’enferme dans la nuit, le texte nous indique le passage à la lumière. Dieu se tait, Dieu se cache ? En réalité le temps de Dieu rejoint le temps des hommes comme l’aurore est le point où le lever du soleil perce les ténèbres. Le temps de la foi est celui que signale le chant du coq : l’heure du réveil. Quand on sort du sommeil, on se frotte les yeux. On n’est plus dans le rêve et pas encore dans la réalité. Ce passage du sommeil à la veille traduit bien notre condition croyante : vivons à l’heure où le jour va se lever. Vivons dans l’Espérance.


Le revers de la médaille

Lecture des sous ensembles II et VI

Sous ensemble II
La passion selon saint Marc 14, 12-25

Le premier jour de la fête des pains sans levain, où l’on immolait l’agneau pascal, les disciples de Jésus lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour ton repas pascal ? » Il envoie deux disciples : « Allez à la ville ; vous y rencontrerez un homme portant une cruche d’eau. Suivez-le. Et là où il entrera, dites au propriétaire : « Le maître te fait dire : Où est la salle où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ? Il vous montrera, à l’étage, une grande pièce toute prête pour un repas. Faites-y pour nous les préparatifs. Les disciples partirent ; et ils préparèrent la Pâque.

Le soir venu, Jésus arrive avec les Douze. Pendant qu’ils étaient à table et mangeaient, Jésus leur déclara : « Amen, je vous le dis : l’un de vous, qui mange avec moi, va me livrer. » Ils devinrent tout tristes, et ils lui demandaient l’un après l’autre : « - Serait-ce moi ? » Il leur répondit : « C’est l’un des Douze qui se sert au même plat que moi. Le Fils de l’Homme s’en va, comme il est écrit à son sujet ; mais malheureux celui qui le livre ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né. »

Pendant le repas, Jésus prit du pain, prononça la bénédiction, le partagea et le leur donna, en disant : « Prenez, ceci est mon corps. » Puis, prenant la coupe et rendant grâce, il la leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, répandu pour la multitude. Amen, je vous le dis : je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu’à ce jour où je boirai un vin nouveau dans le royaume de Dieu. »

Sous ensemble VI
La passion selon saint Marc 15, 20-47

Puis ils l’emmenèrent pour le crucifier, et ils réquisitionnent, pour porter la croix, un passant, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, qui revenait des champs. Et ils amènent Jésus à l’endroit appelé Golgotha, c’est-à-dire Lieu-du-Crâne ou Calvaire. Ils lui offraient du vin aromatisé de myrrhe ; mais il n’en prit pas. Alors ils le crucifient, puis se partagent ses vêtements, en tirant au sort pour savoir la part de chacun. Il était neuf heures lorsqu’on le crucifia. L’inscription indiquant le motif de sa condamnation portait ces mots : « Le roi des juifs ». Avec lui on crucifie deux bandits, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

Les passants l’injuriaient en hochant la tête : « Hé ! toi qui détruis le Temple et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, descends de la croix ! Alors nous verrons et nous croirons. » Même ceux qui étaient crucifiés avec lui l’insultaient.

Quand arriva l’heure de midi, il y eut des ténèbres sur toute la terre jusque vers trois heures. Et à trois heures, Jésus cria d’une voix forte : « Eloï, Eloï, lama sabactani ? » Ce qui veut dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Quelques-uns de ceux qui étaient là disaient en l’entendant : « Voilà qu’il appelle le prophète Elie ! » L’un deux courut tremper son éponge dans une boisson vinaigrée, il la mit au bout d’un roseau, et il lui donnait à boire, en disant : « Attendez ! Nous verrons bien si Elie vient le descendre de là ! » Mais Jésus, poussant un grand cri, expira.

Le rideau du Temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas. Le centurion qui était là en face de Jésus, voyant comment il avait expiré, s’écria : « Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu ! »

Il y avait aussi des femmes qui regardaient de loin, et parmi elles, Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques le petit et de José et Salomé, qui suivaient Jésus et le servaient quand il était en Galilée, et encore beaucoup d’autres, qui étaient montées avec lui. Déjà le soir était venu : or, comme c’était la veille du sabbat, le jour où il faut tout préparer, Joseph d’Arimathie intervint. C’était un homme influent, membre du Conseil, et il attendait lui aussi le royaume de Dieu. Il eut le courage d’aller chez Pilate pour demander le corps de Jésus. Pilate, s’étonnant qu’il soit déjà mort, fit appeler le centurion, pour savoir depuis combien de temps Jésus était mort. Sur le rapport du centurion, il permit à Joseph de prendre le corps. Joseph acheta donc un linceul, il descendit Jésus de la croix, l’enveloppa dans le linceul et le déposa dans un sépulcre qui était creusé dans le roc. Puis il roula une pierre contre l’entrée du tombeau. Or, Marie Madeleine et Marie, mère de José, regardaient l’endroit où on l’avait mis.

Présence à autrui

Jésus aux prises avec autrui. Voilà bien la réalité qui est décrite en chacun de ces sous-ensembles. Mais quel contraste entre les deux situations !

D’un côté, la relation des uns aux autres est celle que la société attend. Deux éléments sont à signaler. On respecte la coutume qui veut qu’on célèbre la Pâque et qu’on se soumette aux rites. Le repas de la fête est soumis à des exigences aussi religieuses que sociales qui, si on les respecte, permettent qu’on se reconnaisse membres d’un même peuple : pains sans levain, agneau pascal sont des marques d’appartenance. Ce repas préparé selon les normes fait naître une réelle convivialité ; le repas de la Pâque est soumis à un rituel rigoureux auquel tous se soumettent. D’autre part – deuxième élément -, dans une société les rôles et les groupes sont distingués. C’est bien le cas dans ce passage ; le disciple n’est pas le maître et l’ensemble qu’ils forment est reconnaissable : il s’agit des Douze.

En contradiction avec cette dimension sociale, dans l’autre sous-ensemble, la présence de Jésus à ceux qui l’entourent est aux antipodes de celle d’un maître à ses disciples. On dispose de lui sans qu’il ait son mot à dire (« ils l’emmenèrent »). Ce n’est plus lui qui prescrit (« ils réquisitionnent pour porter la croix, un passant »). La place de quelqu’un dans une ville se reconnaît à la manière dont il est habillé. Jésus est dépouillé de ses vêtements : on se les partage. Il n’a plus sa place parmi les hommes. Les personnages officiels sont sur scène : les chefs de prêtres, les scribes. Leur présence ne fait que souligner la mise à l’écart (« Ils se moquaient de lui »). Toute relation est abolie. Entre le crucifié et les passants, aucun salut, pas le moindre signe de reconnaissance ; seulement des sarcasmes : « les passants l’injuriaient ».

Dans une société, tout marginaux qu’ils soient, les parias forment un ensemble que l’on repère et à l’intérieur duquel s’invente un minimum de solidarité. En réalité, « en cet endroit appelé Golgotha », « ceux qui étaient crucifiés avec lui l’insultaient ! ». Quel contraste avec la complicité qui liait les quelques convives lors du repas de la Pâque ! Toute relation humaine disparaît.

Les foules accompagnaient Jésus sur les routes conduisant à Jérusalem. Elles ne sont pas complètement absentes, contrairement aux disciples. Beaucoup de femmes, nous dit-on, étaient là. On nous indique le prénom et l’identité de quelques-unes. Tout ceci, sans doute, pour souligner leur silence, leur passivité, leur éloignement : elles « regardaient de loin » ! Ce regard distant se retrouve aux toutes dernières lignes. Cette fois, l’absence est totale : Les femmes sont encore présentes mais Jésus est dans le silence de la mort. Jésus a été enveloppé dans un linceul, déposé au creux d’un rocher, séparé par une pierre qu’on avait roulée. Marie Madeleine et Marie, mère de José, regardaient l’endroit où on l’avait mis »

De la parole au cri

Si tout débouche sur le silence, il n’empêche que la parole aura fonctionné au cours de ces deux fragments de récit.

La parole est magistrale et fait merveille dans le premier temps. Elle dit une volonté (« Où veux-tu que nous allions ? ») et elle est entendue. Ce qu’elle prescrit s’accomplit. Ce qu’elle annonce se vérifie : « tout se passa comme Jésus le leur avait dit ». La parole est fraternelle au cours du repas : Jésus fait ses confidences (« l’un de vous…va me livrer »). La parole est solennelle et répond aux exigences de la judaïté : il « prononça la bénédiction ». Elle a un accent prophétique sur laquelle il faudra revenir, laissant présager un jour à venir « dans le royaume de Dieu ».

La parole est lamentable dans le second temps. On profère des injures ; on ridiculise Jésus : « Les chefs de prêtres se moquaient ! ». Les insultes fusent de partout, même de « ceux qui étaient crucifiés avec lui ».

Etrange est le renversement de la parole de Jésus. Il avait dit – on nous le rappelle – « Détruisez ce Temple et en trois jours je le rebâtirai ! » Pour l’heure, les faits ne vérifient plus la promesse et les passants ne se privent pas de le souligner. Il parlait en maître et se faisait comprendre. Voilà qu’il prononce dans sa langue ces mots d’un psaume bien connu : « Eloï, Eloï sabactani » ; personne ne saisit. Quel malentendu ! (« Voilà qu’il appelle le prophète Elie ! ») Le sens disparaît ; il s’abolit et devient cri : « Poussant un grand cri, il expira ». Le voilà plongé dans le silence de la mort, enfoui dans les ténèbres du tombeau, hors de portée de la voix humaine.

Deux détails étonnent dans le fonctionnement de la parole. Outre les propos tenus par les personnages, en plusieurs points on nous indique des noms. En citant celui des femmes qui « regardent », on prépare le lecteur à mieux comprendre le déplacement de celles qui, après le sabbat, viendront honorer le corps du défunt. En revanche, on se demande pourquoi on précise que Simon de Cyrène est le père d’Alexandre et de Rufus. Cette incise n’apporte rien pour le lecteur d’aujourd’hui. En revanche, au moment où ce nom était écrit, on permettait aux destinataires de situer qui était Simon. Manifestement Alexandre et Rufus étaient connus de celui qui raconte comme de ceux à qui il s’adresse. On pourrait aussi s’interroger sur les raisons qui poussent l’auteur à traduire les mots hébreux qui tombent des lèvres de Jésus. Il se situe par rapport à ceux à qui il s’adresse ; il s’adapte à eux. Autrement dit, à travers l’histoire de Jésus que nous lisons, on découvre, en filigrane, une autre histoire : celle de sa production, le rapport entre celui qui raconte et ceux qui reçoivent le récit des événements.

Un corps fixé, doublement fixé !

Avec la parole qui s’éteint, le corps est effacé du regard. Dans un premier temps, les mouvements sont libres. Jésus suit ses disciples pour les rejoindre là où il les avait envoyés afin de partager avec eux le repas de la Pâque. Il se sert au même plat que ses amis. Il prend le pain, il le partage, il le donne. Et surtout, il prend la coupe. Il se nourrit et il s’abreuve mais il transmet ce qu’il reçoit. Il boit encore du fruit de la vigne, une dernière fois avant longtemps. En effet, lorsqu’il aura abandonné toute maîtrise, lorsqu’il sera livré entre les mains de ceux qui l’emmènent, à deux reprises on lui proposera du vin : « Ils lui offraient du vin aromatisé de myrrhe, mais il n’en prit pas ». C’était au moment où la marche était achevée. Désormais il ne bougerait plus : ils le fixent sur la croix, ils le crucifient. Lorsqu’arrive le moment où il ne pourra plus même remuer les lèvres pour boire, « l’un deux courut tremper une éponge dans une boisson vinaigrée, il la mit au bout d’un roseau et il lui donnait à boire ». Mais c’est l’instant où Jésus expire. Joseph d’Arimathie le prend en mains. Les premières lignes du récit annonçaient, à l’heure où une femme versait du parfum sur sa tête, l’instant de la sépulture. Celui-ci est venu. Porté dans les bras d’un homme, le corps est déposé en un lieu sur lequel Marie Madeleine et Marie Mère de José ont les regards « fixés » ; c’est là qu’aux dernières lignes elles viendront pour recevoir les paroles d’un messager.

L’enchevêtrement des temps

Etant donné la façon pittoresque dont le temps, au cœur du récit, est marqué lorsque le coq chante, on serait étonné que ce fil temporel ne traverse pas les deux ensembles qui nous retiennent.

En effet, tout ceci se déroule dans un temps liturgique que le texte souligne. « Le premier jour de la fête des pains sans levain, où l’on immolait l’agneau pascal ». Ce moment était annoncé dès le début du récit : « La fête de la Pâque et des pains sans levain avait lieu dans deux jours ». Le deuxième sous–ensemble se termine par la mention du sabbat (« C’était la veille du sabbat »). La fin de ce temps sera soulignée aux dernières lignes, lorsque les femmes s’avanceront jusqu’au tombeau : « le sabbat terminé Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des parfums pour aller embaumer le corps de Jésus »).

A ce temps liturgique s’en ajoutent deux autres. Le temps cosmique et le temps prophétique. Le premier fait les matins et les soirs. Il marque le temps des préparatifs et celui du repas, « le soir venu ». Il découpe le jour qui passe en heures qui se succèdent et qu’on peut compter : 9 heures du matin, midi, trois heures. Ce temps qui est le résultat du mouvement entre terre et soleil connaît un bouleversement total. L’heure de midi, l’heure où la lumière atteint sa plus grande intensité, est l’instant où l’univers est recouvert par la nuit. En revanche, l’instant où Jésus meurt, celui où se ferment les yeux est retour du jour : « Quand arriva l’heure de midi, il y eut des ténèbres sur toute la terre jusque vers trois heures … Poussant un grand cri, Jésus expira ». A cet instant revint le jour. Le chant du coq dit la sortie de la nuit et l’arrivée du jour. Ainsi le cri de Jésus est retour à la lumière.

Reste le temps prophétique. Il semble nié dans le second ensemble ; celui qui annonçait l’écroulement du temple est lui-même détruit. Néanmoins, le premier sous-ensemble est marqué par cette succession d’un temps annoncé et d’un temps qui vérifie l’annonce (« Tout se passa comme Jésus leur avait dit »). Au cours du repas une annonce plus solennelle est formulée ; elle promet un jour où l’on boira « un vin nouveau dans le Royaume de Dieu ». Le refus du vin frelaté sur la croix est peut-être le début de l’accomplissement. Celui-ci est-il au terme du récit ? Suspense !

Relecture
des sous ensembles II et VI

Une société qui exclut : présence à autrui

Le passage de Jésus, sa présence dans le texte, interroge la vie en société. S’opposent deux manières de vivre ensemble, de concevoir la manière d’être présents les uns aux autres. Jésus traverse l’histoire en respectant les coutumes, en se soumettant aux rites. Le renversement des tables des changeurs, à laquelle il est fait allusion, était une manière de parler. En réalité il annonçait qu’il ferait apparaître le revers des choses, le revers de la médaille. Elle n’est sans doute pas innocente la mention inscrite sur la croix « Le roi des juifs ». Comment fonctionne une société ? Elle ne repose pas sur les puissants ; ceux-là, il les renverse de leur trône. Ce renversement-là consiste à honorer comme un roi celui qui prend la dernière place. On ne trouve pas, dans l’Evangile de Matthieu, la parabole du jugement dernier. Ces lignes que nous lisons la remplacent ; l’apparition de l’exclu est manifestation de Dieu. On nous le fait comprendre avec la réflexion du centurion face à cet esclave qui expire : « Vraiment cet homme était le fils de Dieu ! » La société a ses institutions, ses responsables, ses drapeaux, ses devises, ses fêtes et ses rassemblements. En réalité, on se leurre à s’en tenir là. La société n’est plus rien si elle oublie l’autre d’elle-même, l’exclu chassé de sa maison, poursuivi par ses créanciers, privé de liberté. « Sans doute, il y a eu changement. L’Incarnation a en effet partagé l’histoire… L’esclave est devenu par le Christ le frère de son maître » (François Mauriac). « Il y avait aussi des femmes qui regardaient de loin ». « Elles regardaient le lieu où on l’avait mis ». Il faudra qu’elles se rapprochent de cet endroit pour comprendre.

L’envers de l’histoire : de la parole au cri

Il faudra, en effet, qu’un messager les fasse entrer dans le travail de la parole, dans l’acte de parler et de dire (« Allez dire ! » ; « Il vous a dit ! »). Que se passe-t-il quand les uns devant les autres nous sommes en conversation ? Avant qu’il soit capable de prendre la parole, il faut bien que l’interlocuteur se taise pour écouter. Dans quel silence ne faut-il pas s’enfoncer pour percevoir les appels de tous les exclus ? La réponse, d’ailleurs, viendra-t-elle jamais ? De cette incompréhension dont il faudrait sortir, la mort sur la Croix est le lieu. Hors des sentiers battus, la Passion nous conduit en cet endroit indéfinissable où il faudrait tendre l’oreille pour percevoir ce que les sarcasmes des passants occultent : l’appel de l’exclu. La croix est du passé, diront certains. En réalité, la lecture nous fait percevoir – on l’a souligné à propos de la mention de Rufus et d’Alexandre, fils de Simon de Cyrène – au travers de l’histoire racontée, une autre histoire, celle de celui qui aligne les mots. Ces derniers sont l’écho d’un cri qui parvient jusqu’à nous. Lire le récit de la Passion c’est reconnaître, dans l’histoire, son envers. « Je suis obsédé, écrivait encore Mauriac,…par les croix qui n’ont cessé d’être dressées après le Christ, par cette chrétienté aveugle et sourde qui, dans les pauvres corps qu’elle soumettait à la question, n’a jamais reconnu Celui dont, le jour du Vendredi-Saint, elle baise si dévotement les pieds et les mains percées ». « Amen, je vous le dis, partout où la Bonne nouvelle sera proclamée dans le monde entier… ». Marc rapporte ces paroles de Jésus au début de son récit. Nous le lisons mais sommes-nous placés du bon côté pour l’entendre ? Peut-être sommes-nous comme ces femmes qui restent silencieuses ; elles « regardaient de loin ».

L’autre de la mort : un corps fixé

« Au commencement était le Verbe et le Verbe a pris chair ». Le corps du Christ dans les bras de Joseph d’Arimathie d’abord, au cœur du rocher ensuite, est enfermé. En ce point que les femmes regardent, on pourrait croire que Dieu est mort. « Mort » : le mot est bien présent dans le texte (« Pilate s’étonnant qu’il soit déjà mort…). En réalité, quand elles viennent en ce lieu où on l’a mis, un passage s’opère. L’autre de la mort se manifeste : un message. Le tombeau est ouvert : le corps est redevenu parole et elles en sont toutes tremblantes. Nous sommes en ce même point, en ce même temps où, par-delà les siècles, un message nous parvient. Sans doute ont-elles fini par parler, ces femmes, puisque Marc a entendu ; il a parlé à son tour et nous déchiffrons ses mots.

Son heure et la nôtre : l’enchevêtrement des temps

Attachés à la lettre du texte, nous sommes à la jointure des temps. Le temps de l’histoire, certes, mais ce temps, on nous le dit, est rempli du mystère de Dieu. Lumière et nuit se succèdent à l’heure du dernier soupir. Le mystère de Dieu se joint au mystère de la parole humaine, au bord du tombeau. Dieu n’est pas hors de chez nous mais à portée de nos oreilles et de nos lèvres. Dieu est joint à l’humanité comme la nuit à la lumière, à l’heure où chante le coq. « De grand matin, le premier jour de la semaine, elles se rendent au sépulcre au lever du soleil » : la voilà cette heure où son temps est le nôtre et c’est l’autre du temps.


Où se trouve notre Dieu ?

Lecture des sous ensembles III et V

Sous ensemble III
La passion selon saint Marc 14, 26-65

Après le chant d’action de grâce, ils partent pour le mont des Oliviers. Jésus leur dit : « Vous allez tous être exposés à tomber, car il est écrit : " Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées ". Mais après que je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée. » Pierre lui dit alors : « Même si tous viennent à tomber, moi, je ne tomberai pas. » Jésus lui répond : « Amen je te le dis : toi, aujourd’hui, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. » Mais lui reprenait de plus belle : « Même si je dois mourir avec toi, je ne te renierai pas. » Et tous disaient de même.

Ils parviennent à un domaine appelé Gethsémani. Jésus dit à ses disciples : « Restez ici ; moi, je vais prier. » Puis il emmène avec lui Pierre, Jacques et Jean, et commence à ressentir frayeur et angoisse. Il leur dit : « Mon âme est triste à mourir. Demeurez ici et veillez. » S’écartant un peu, il tombait à terre et priait pour que, s’il était possible, cette heure s’éloigne de lui. Il disait : « Abba…Père, tout est possible pour toi, éloigne de moi cette coupe. Cependant, non pas ce que je veux mais ce que tu veux ! »

Puis il revient et trouve les disciples endormis. Il dit à Pierre : « Simon, tu dors ! Tu n’as pas eu la force de veiller une heure ? Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation : l’esprit est ardent mais la chair est faible. » Il retourna prier, en repérant les mêmes paroles. Quand il revint près des disciples, il les trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis. Et ils ne savaient que lui dire. Une troisième fois, il revient et leur dit : « Désormais vous pouvez dormir et vous reposer. C’est fait : l’heure est venue : voici que le Fils de l’Homme est livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Allons ! Le voici tout proche, celui qui me livre. »

Jésus parlait encore quand Judas, l’un des Douze, arriva avec une bande armée d’épées et de bâtons, envoyée par les chefs des prêtres, les scribes et les anciens. Or, le traître avait donné un signe convenu : « Celui que j’embrasserai, c’est lui : arrêtez-le et emmenez-le sous bonne garde. » A peine arrivé, Judas s’approchant de Jésus lui dit : « Rabbi ! »Et il l’embrassa. Les autres lui mirent la main dessus et l’arrêtèrent. Un de ceux qui étaient là tira son épée, frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l’oreille. Alors Jésus leur déclara : « Suis-je donc un bandit pour que vous soyez venus m’arrêter avec des épées et des bâtons ? Chaque jour, j’étais parmi vous dans le Temple, où j’enseignais ; et vous ne m’avez pas arrêté. Mais il faut que les Ecritures s’accomplissent. »

Les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent tous. Or, un jeune homme suivait Jésus ; il n’avait pour vêtement qu’un drap. On le saisit. Mais lui, lâchant le drap, se sauva tout nu.

Ils emmenèrent Jésus chez le grand prêtre, et tous les chefs des prêtres, les anciens et les scribes se rassemblent. Pierre avait suivi Jésus de loin, jusqu’à l’intérieur du palais du grand prêtre, et là, assis parmi les gardes, il se chauffait près du feu. Les chefs des prêtres et tout le grand conseil cherchait un témoignage contre Jésus pour le faire condamner à mort et ils n’en trouvaient pas. De fait, plusieurs portaient de faux témoignages contre Jésus et ces témoignages ne concordaient même pas. Quelques-uns se levaient pour porter contre lui ce faux témoignage : « Nous l’avons entendu dire : « Je détruirai ce temple fait de main d’hommes. » Et même sur ce point, ils n’étaient pas d’accord.

Alors le grand prêtre se leva devant l’assemblée et interrogea Jésus : « Tu ne réponds rien à ce que ces gens déposent contre toi ? » Mais lui gardait le silence et il ne répondait rien. Le grand prêtre l'interrogea de nouveau : « Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? » Jésus lui dit : « Je le suis et vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir parmi les nuées du ciel. »

Alors le grand prêtre déchire ses vêtements et dit : « Pourquoi nous faut-il encore des témoins ? Vous avez entendu le blasphème. Quel est votre avis ? » Tous prononcèrent qu’il méritait la mort. Quelques-uns se mirent à cracher sur lui, couvrirent son visage d’un voile et le rouèrent de coups en disant : « Fais le prophète ! » Et les gardes lui donnèrent des gifles.

Sous ensemble V
La passion selon saint Marc 15, 1-20


Dès le matin, les chefs des prêtres convoquèrent les anciens et les scribes, et tout le grand conseil. Puis ils enchaînèrent Jésus et l’emmenèrent pour le livrer à Pilate. Celui-ci l’interrogea : « Es-tu le roi des juifs ? » Jésus répond : « C’est toi qui le dis. » Les chefs des prêtres multiplièrent contre lui les accusations. Pilate lui demandait à nouveau : « Tu ne réponds rien ? Vois toutes les accusations qu’ils portent contre toi. » Mais Jésus ne répondit plus rien, si bien que Pilate s’en étonnait.

A chaque fête de Pâque, il relâchait un prisonnier, celui que la foule demandait. Or il y avait en prison un dénommé Barabbas, arrêté avec des émeutiers pour avoir tué un homme lors de l’émeute. La foule monta donc et se mit à demander à Pilate la grâce qu’il accordait d’habitude. Pilate leur répondit : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des juifs ? » (Il se rendait bien compte que c’était par jalousie que les chefs de prêtres l’avaient livré). Ces derniers excitèrent la foule à demander plutôt la grâce de Barrabas. Et comme Pilate reprenait : « Que ferai-je donc de celui que vous appelez le roi des juifs ? » Ils crièrent de nouveau : « Crucifie-le ! » Pilate leur disait : « Qu’a-t-il donc fait de mal ? » Mais ils crièrent encore plus fort : « Crucifie-le ! »

Pilate, voulant contenter la foule, relâcha Barabbas. Et après avoir fait flageller Jésus, il le leur livra pour qu’il soit crucifié. Les soldats l’emmenèrent à l’intérieur du Prétoire, c’est-à-dire dans le palais du gouverneur. Ils appellent toute la garde. Ils lui mettent un manteau rouge et ils lui posent sur la tête une couronne d’épines qu’ils ont tressée. Puis ils se mirent à lui faire des révérences. « Salut, roi des juifs. » Ils lui frappaient la tête avec un roseau, crachaient sur lui et s’agenouillaient pour lui rendre hommage. Quand ils se furent bien moqués de lui, ils lui ôtèrent le manteau rouge et lui remirent ses vêtements.

Dieu séparé de Dieu : mystère de l’absence

D’un ensemble à l’autre, le texte entraîne le lecteur dans un jeu de présence et d’absence aux dimensions mystiques impressionnantes. L’absence de Dieu lui-même va se manifester dans la prière de Jésus.

La mise à l’écart par les disciples, est prédite par Jésus, lorsqu’il évoque, avec les paroles d’un prophète d’autrefois, la dispersion prochaine du groupe de ses disciples. Cette mise à l’écart ne tarde pas. Le reniement de Pierre est annoncé : nous savons que, face à la servante, les paroles du maître se vérifieront. Maître et disciples, ensemble, vont jusqu’à Gethsémani. Par deux fois le rabbi se détourne de ses amis&; par deux fois ils sombrent dans le sommeil (« il trouve les disciples endormis ! »)… Lorsque les gardes arrivent, « les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent tous ! ». En passant d’un ensemble à l’autre, l’écart d’avec ses disciples est consommé.

Par un certain côté, Jésus ne peut plus être présent, dans l’autre sous-ensemble, à ceux qui l’ont pris en mains : « Ils enchaînèrent Jésus ». Le voilà en vis-à-vis avec Pilate pour commencer et avec les soldats pour terminer. Dans l’entre-deux se produit plus qu’une mise à l’écart : un rejet mortel « Crucifie-le !… » ; « Crucifie-le ! ». Cette condamnation tragique fait peut-être le pendant avec la prière à Gethsémani. Sa demande n’est pas écoutée : …« Père, tout est possible pour toi, éloigne de moi cette coupe ! » Et Jésus fait l’expérience de l’absence de Dieu ! La coupure est absolue.

La parole et l’épée

Le fonctionnement de la parole correspond au même jeu. Le silence s’oppose au dialogue ou au discours comme l’absence à la présence. Si Jésus parle encore au début, avec ses disciples, reste qu’il va progressivement se taire.

Tout commence par un dialogue entre lui et le groupe des Douze. La réaction de l’un de ceux-ci marque un tournant : « Jésus parlait encore quand Judas, l’un des Douze, arriva ». On en vient aux coups plutôt que de discuter. « Un de ceux qui étaient là tira son épée, frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l’oreille ». Jésus souligne ce contraste entre la parole et le bâton : « Suis-je donc un bandit pour que vous soyez venus m’arrêter avec des épées et des bâtons ? Chaque jour, j’étais parmi vous dans le Temple où j’enseignais ; et vous ne m’avez pas arrêté ». Jésus prononcera encore quelques mots au cours de cette séquence pour citer l’Ecriture comme il l’avait fait au début. A celui qui lui demande s’il est le Messie, il répond : « Je le suis, et vous verrez le Fils de l’Homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir parmi les nuées du ciel ». Entre ces deux propos, les adversaires ne trouvent pas les mots qu’ils cherchent. On voudrait trouver le témoignage qui pourrait entraîner la mort. La vie n’est pas humaine sans le langage et celui-ci, en l’occurrence, cherche à condamner et tuer. Dans cette rivalité entre la parole et le bâton, la victoire est aux mains de la violence : « Les gardes lui donnèrent des gifles ».

Dans l’autre sous-ensemble qui fait vis-à-vis, la parole de Jésus a tout-à-fait disparu. Pilate l’interroge sur son identité, mais Jésus n’ouvre les lèvres, une fois très brièvement, que pour s’appuyer sur les dires de l’autre qui le questionne : « Es-tu le roi des juifs ? Jésus répond : c’est toi qui le dis ». Par la suite il ne répondit plus rien « si bien que Pilate s’en étonnait ». Ensuite on sort du langage. Pilate s’adresse à la foule mais, plutôt que de parlementer, celle-ci ne fait que crier : « Ils crièrent de nouveau » ; « Ils crièrent encore plus fort ».

Le prix de la « livraison »

Jésus, désormais n’est plus qu’un objet qu’on se passe de main en main. Tout avait commencé chez Simon le lépreux, à l’heure où tombait sur le corps de Jésus un parfum qu’on aurait pu vendre, aux dires de Simon le lépreux, « plus de trois cents pièces d’argent »). Dans ce contexte bassement calculateur, on dit que Judas alla trouver les autorités religieuses pour une bonne affaire. Il leur proposait de leur « livrer » Jésus. « Ils promirent de lui donner de l’argent ». Marché conclu ! « Dès lors, Judas cherchait une occasion favorable pour le livrer ». L’heure de la « livraison » est bien marquée par Jésus lui-même ; arrêter Jésus, en effet, c’est lui couper la parole : « C’est fait : l’heure est venue… Le voici tout proche celui qui me livre… Jésus parlait encore quand Judas, l’un des Douze, arriva ». L’argent dit un certain passage, un croisement. Les doigts se touchent lorsqu’entre client et commerçant la monnaie circule d’une main à une autre. Un croisement s’opère avec l’arrivée de Judas. « Il l’embrassa. Les autres lui mirent la main dessus ». Le croisement des corps, lorsque Judas prend Jésus dans ses bras, est lourd de signification. En la figure de Judas s’opère le passage entre le monde de ceux qui écoutaient sa parole (les disciples) et le camp de ceux qui désormais en prennent livraison. Jusqu’à cette heure, tant bien que mal, les disciples suivaient ; Judas était l’un d’entre eux. Désormais ceux-ci se dispersent (« ils s’enfuirent tous ») ; Judas, lui aussi, disparaîtra. Suivre et fuir : les deux opérations n’en font qu’une en cette embrassade. D’un univers où l’on écoute, Jésus passe à celui où l’on est livré entre les mains des soldats, des prêtres, du gouverneur. « Ils emmenèrent Jésus » ; « Ils enchaînèrent Jésus et l’emmenèrent pour le livrer à Pilat » ; « Après avoir fait flageller Jésus, il le leur livra pour qu’il soit crucifié. Les soldats l’emmenèrent à l’intérieur du Prétoire ».

Peut-on dire que Jésus, traité comme une bête de somme, est déjà sorti de l’humanité ? On est empêché de le faire lorsqu’on note que le texte, par deux fois, insiste sur le vis-à-vis. Certes le croisement des regards est violent mais lorsque les visages se font face, l’humanité se révèle encore. « Quelques-uns se mirent à cracher sur lui…et les gardes le giflèrent » ; « Ils lui frappaient la tête, crachaient sur lui… ». Pour blasphématoires que soient les crachats et les coups, ils maintiennent le face à face. Un autre détail signale cette limite entre la vie sociale et le basculement dans l’animalité pure : le vêtement, au bout du compte, lui est rendu. Après qu’ils lui eurent voilé la tête et qu’ils l’eurent déguisé (manteau rouge et couronne d’épines), ils lui remirent ses vêtements. Ceci est à souligner pas seulement pour s’apitoyer sur cet homme qu’on manipule comme une marionnette mais parce qu’il est question, au moment où il quitte le groupe des disciples, d’une sortie hors de l’humanité symbolisée par la perte d’un vêtement. A l’instant même où ses disciples l’abandonnaient, un jeune homme qui le suivait fut arrêté. Il n’avait pour vêtement qu’un drap. On le saisit. « Mais lui, lâchant le drap, se sauva tout nu ». Ceci marque un double rapport. D’une part, à celui qui ne fuit pas « ils remirent ses vêtements ». D’autre part, ce détail du jeune homme nu annonce un autre temps et une humanité autre : le moment où un autre jeune homme vêtu, lui, de vêtements blancs, sera au lieu même où l’on aura mis le corps.

Le temps de l’Ecriture

Il s’agira alors d’un autre temps. Notre série de deux passages connaît, comme les précédentes, des dimensions temporelles différentes. Le temps juif se déploie encore : « Le chant d’action de grâce » marque l’entrée dans une partie nouvelle du récit. Le temps de l’histoire est d’un autre ordre ; la succession des événements est bien marquée par les verbes. Un tournant dans l’histoire est souligné d’une façon assez solennelle sur les lèvres de Jésus : « C’est fait : l’heure est venue : voici que le Fils de l’Homme est livré aux mains des pécheurs ». Un événement important, en effet, se produit avec l’arrivée de Judas accompagné d’une bande armée. Il se désigne lui-même à la troisième personne en utilisant une expression biblique empruntée au livre du Prophète Daniel. Le temps qui fait l’étoffe de la passion est plein d’un autre temps, celui de l’Ecriture qui dépasse l’opposition du présent au passé comme au futur. Les mots de Zacharie le prophète viennent de l’antiquité mais elles désignent la traversée du présent : « Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées ». Effectivement, quelques heures plus tard, ils s’enfuiront tous. Un futur plus mystérieux est annoncé à travers des paroles où l’on reconnaît les accents d’un psaume : « Vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite de la puissance et venant avec les nuées du ciel ». Entre le temps qui fait la trame du récit et celui de l’Ecriture, le lien est fort ; le verbe « accomplir » dit la relation : le présent se comprend à partir de l’Ecriture. En effet, les événements qu’il connaît se produisent « Pour que les Ecritures s’accomplissent ».

Relecture
des sous ensembles III et V

Présent à l’humanité : Dieu séparé de Dieu

« Il est Dieu, né de Dieu, lumière née de la lumière ». Nous affirmons, dans le Credo, ce lien indissoluble entre Jésus, le Fils, et Celui qu’il appelait « mon Père ». Comment comprendre cette coupure ? Dieu séparé de Dieu ? Risquons une interprétation. Humblement, humainement, Jésus, comme chacun, cherche Dieu dans les hauteurs. En réalité, il vit ce qu’il sait déjà. Le Père, sans lequel Jésus n’est pas le Fils, ne peut être trouvé ailleurs que là où l’homme vit, parle, souffre et meurt. « Qui me voit, voit le Père ». Jésus avait fait cette réponse à l’apôtre Philippe moins d’une heure plus tôt, si l’on en croit Saint Jean. Il parlait dans un contexte d’amitié, à l’intérieur d’une prière pacifiée (« Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix »). Et voilà que, comme chacun, à un moment ou à un autre de son existence, il est envahi par une tristesse abyssale : il donne la paix et il reçoit des coups. La bande armée qui va l’arrêter est en train de fourbir les épées et choisir les gourdins. En réalité, quelles que soient les apparences, le cœur à cœur n’est pas détruit, la volonté de l’un rejoint celle de l’autre (« non pas ce que je veux mais ce que tu veux »). Dieu, ici, non seulement n’est pas séparé de Dieu mais il est inséparable de la condition humaine. Celle-ci connaît ses limites et Jésus en fait l’expérience. Là où l’homme reconnaît sa finitude, il fait encore l’épreuve du lien à Autre que Lui.

La violence efface la foi : la parole et l’épée

Quand la violence déchire les hommes, la foi est bafouée. A part Pilate et les soldats, face à Jésus, les personnages se réclament d’Abraham. Ils ont sous leurs yeux l’héritier mais les oreilles n’entendent pas ! A quoi bon prendre la parole ? Celle-ci opère un jeu d’écoute et de réponse qu’on ne peut interrompre sans briser le lien à Dieu. Celui-ci est dissous lorsque les partenaires prétendent avoir le dernier mot ou enfermer l’interlocuteur dans son propre discours pour mieux le dominer : « Celui-ci a dit qu’en trois jours… »

On songe, bien sûr, à quelques pages sordides de l’histoire de l’Eglise. Qu’entre ses membres surgissent des débats, tant mieux ! Mais qu’on mette un terme au débat en condamnant l’hérétique et l’on prend place dans ce procès qui se poursuivra sans doute jusqu’à la fin des temps. Nous sommes en une époque où le consensus entre les familles d’esprit fait défaut. Les frontières entre ce qui est permis et défendu se déplacent. L’avortement est dépénalisé, l’union libre se généralise, l’indissolubilité du mariage est de plus en plus impossible, l’homosexualité, la plupart du temps, est reconnue par la société. On peut n’être pas d’accord et se lancer dans le débat. Mais on sort de la cohérence évangélique lorsqu’en fin de compte on condamne et on exclut. Vatican II, dans la Constitution Gaudium et Spes, avait prôné l’écoute du monde et invité à partager ses joies et ses peines ; en réalité l’Eglise oublie son propre enseignement. Cesser d’entendre l’autre revient à se couper de Dieu. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’approuver nécessairement ce que dit autrui. Ce serait, là encore, fermer le discours en se soumettant à plus fort que soi. Combien de fois ne s’est-on pas enfermé dans un silence qui rend complice ! Que l’Eglise et que chacun de ses membres se laissent prendre au jeu de la parole qui ajuste les sujets les uns avec les autres et, ce faisant, entrent dans la volonté de l’Autre. C’est dans ce fonctionnement que la foi peut se maintenir. Elle ne joue pas ailleurs qu’en ce point.

Des philosophes ont fait remarquer que lorsqu’on fait violence à autrui c’est pour s’affirmer soi-même innocent. On force les aveux, en certains procès, parce qu’on attend que l’accusé parle. Que les aveux soient arrachés et que le témoignage soit faux importe peu. Dès que le suspect a parlé, le bourreau est justifié. Quelque chose de ce genre se produit en ce procès. Jésus garde le silence. Il faut pourtant trouver une parole qui justifie l’injustifiable. On cherche des témoignages pour avoir raison de condamner l’innocent. La racine de la violence est peut-être dans cette peur de l’humanité d’être coupable. Ce Jésus n’avait pourtant cessé de rendre confiance à ceux que la loi condamnait, de remettre debout la femme à lapider, d’entrer chez Zachée et d’être à l’aise avec publicains et pécheurs. Il n’avait cessé de vivre dans le don parfait, le pardon. Le don n’est pas accueilli ; il ne lui reste plus qu’à transformer sa mort en donnant sa propre vie.

Restaurer la gratuité : Le corps livré

« Là où le péché avait abondé, la grâce a surabondé ». C’est bien de grâce qu’il s’agit dans la passion. De grâce ou, si l’on veut, de gratuité ; les deux mots se confondent. Tout commence par une affaire de marchandage ; on évalue le prix du parfum que cette femme verse sans compter. Dans ce contexte, le marché conclu entre les chefs des prêtres et Judas, font de Jésus un objet de calcul : combien vaut la prise ? Quelle belle illustration pour notre époque de néo-libéralisme où rien n’a de consistance que dans la mesure où c’est évalué à son juste prix. Même la journée d’une maman qui s’occupe de son enfant a un coût qui est estimé avec précision par les économistes. Il n’est d’humanité qu’à l’intérieur des sociétés ; celles-ci n’existent que par les relations qui unissent ses membres. Avec l’avènement de la société industrielle, la relation de l’employeur à son personnel est dépendante du prix attribué à telle ou telle fonction. Une personne humaine a plus ou moins de valeur selon la tâche qu’elle exerce. Et quand l’argent fait loi, l’inégalité règne. Les chiffres marquent les écarts impressionnants entre les individus et les peuples. La parole est étouffée ; c’est elle et non l’argent qui devrait faire loi. Elle permet que l’un puisse se tourner vers l’autre. Elle permet que l’un entende les appels de l’autre et y réponde. Elle tourne le Samaritain blessé, gisant sur le bord de la route. Elle conduisait les lépreux et les aveugles à se faire repérer et guérir sur le chemin où Jésus mettait ses pas. Gratuitement Dieu se donnait en même temps que la vie. Quand le seul règne est celui de l’argent, on n’a plus qu’à se moquer de ceux qui ne se soumettent pas. Certes, pour Jésus, celui qui règne est le pauvre, celui qu’il faudrait nourrir et vêtir, le malade ou l’agonisant. A l’heure de la passion, le monde est à l’envers. Jésus prend cette place ; roi, il l’est vraiment. Mais ce genre de royauté fait bien rire :

« Après avoir fait flageller Jésus, il le leur livra pour qu’il soit crucifié. Les soldats l’emmenèrent à l’intérieur du Prétoire, c’est-à-dire dans le palais du gouverneur. Ils appellent toute la garde. Ils lui mettent un manteau rouge et ils lui posent sur la tête une couronne d’épines qu’ils ont tressée. Puis ils se mirent à lui faire des révérences. - Salut, roi des juifs. Ils lui frappaient la tête avec un roseau, crachaient sur lui et s’agenouillaient pour lui rendre hommage. Quand ils se furent bien moqués de lui, ils lui ôtèrent le manteau rouge et lui remirent ses vêtements ».

Saurons-nous poser des gestes prophétiques qui font entendre que rien n’est beau que ce qui est donné ? L’autre n’a pas de prix.

Il est un autre passage, dans les textes que nous venons de lire qu’il faut mettre en corrélation avec celui-ci : « Quelques-uns se mirent à cracher sur lui, couvrirent son visage d’un voile et le rouèrent de coups ». Ce détail du voile est intéressant. Lorsque nous regardons un visage, un mystère se révèle que le philosophe Levinas a su développer. Je découvre qu’autrui est mon maître et si je réponds à l’appel, j’obéis à Dieu lui-même. Avec la Passion nous découvrons comment Il est avec nous (Emmanuel). Lorsque nous retirons du visage d’autrui le voile dont nous l’avons affublé pour pouvoir l’ignorer, lorsque, lui faisant face, nous ne nous demandons pas ce que vaut celui ou celle que nous regardons, lorsque, quel qu’il soit, on peut lui dire en vérité « tu es mon frère ou tu es ma sœur », lorsque nous sommes prêts à lui dire ‘je t’aime’, nous découvrons le travail de Dieu. L’espace entre deux visages est le lieu où se manifeste l’œuvre de Jésus qui ne fait qu’un avec son Père et avec l’Esprit. En ce lieu et en nul autre se réalise la prophétie de Jésus : « Vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite de la puissance et venant avec les nuées du ciel ». Les auditeurs avaient de quoi comprendre ; en tout cas le juif Lévinas n’a pas eu à recourir aux paroles de Jésus pour en venir à dire que nous sommes tous Messie pour autrui. L’expression « Fils de l’Homme », empruntée au livre de Daniel désigne, en effet, celui que les prophètes annonçaient.

De Marc à ses lecteurs : Le temps de l’Ecriture

Le corps de Jésus, disions-nous, était devenu objet de marchandage. Il faudra traverser tous les événements qui suivent pour en arriver à comprendre qu’on n’avait pas pu acheter sa parole. Elle est grâce et elle n’a pas de prix. On la trouve comme une promesse aux termes de l’histoire. En la reconnaissant pour ce qu’elle est nous entrons à notre tour dans le temps de l’Ecriture. Par-delà les siècles qui nous séparent des événements de ce matin-là à Jérusalem, nous recevons par les lettres de l’Evangile le message transmis aux femmes. Nous voici, à notre tour, dans le temps de l’Ecriture. Une chose nous intrigue. Contrairement aux trois autres évangélistes, dans le texte de Marc, les femmes taisent la Bonne Nouvelle. Lorsque nous ouvrons le livre de Marc, la consigne est respectée et la Bonne Nouvelle se dit : « Commencement de la Bonne Nouvelle ». En réalité, Marc estime que le récit ne peut s’achever. Il a besoin de nous, lecteurs, pour continuer à vivre. Nous sommes le corps qui naît et ressuscite lorsque nous nous laissons prendre à notre tour.

Michel Jondot