Page d'accueil Nouveautés Sommaire Auteurs
Retour à "Quelques repères / Ethique" Contact - Inscription à la newsletter - Rechercher dans le site

La gratuité, une éthique pour notre temps
Antoine Delzant


La gratuité appelle la responsabilité, cette responsabilité se souvient du décalogue que St Paul résume sous la forme « tu ne convoiteras pas » (Rm 7,7). Encore un geste de séparation. Mais comme le dit Von Rad, le décalogue ne fait que veiller sur l'humanité de l'homme : en posant des règles négatives, il ne dit pas encore ce qu'il faut faire. Demeure un vaste domaine où l'éthique a encore à se déployer. , Ce sera une éthique de responsabilité qui ne s'opposerait pas à une éthique de conviction. Ethique de réponse que celle de gérer ce qui a été ainsi donné, sans contre don nécessaire, et de l'ordonner à la louange de Dieu.

Le concile Vatican II a bien souligné cet aspect de don sans réponse quand il parle de l'autonomie des réalités terrestres. Cette autonomie se comprend bien, si ces réalités terrestres, le monde, la société, les hommes eux-mêmes sont donnés à chaque instant, sans que le donateur en appelle à quelque contre-don que ce soit. Il en découle que Dieu n'est rien de ce monde, ni chose, ni idée que nous puissions nous approprier, mais qu'il s'indique dans chaque geste de séparation par lequel nous sommes l'un pour l'autre. C'est la responsabilité vis-à-vis de l'autre homme. Et chaque homme se trouve être ainsi chemin vers l'infini.

Cette responsabilité est souvent mise en défaut. Dès le début Caïn tua son frère Abel, et il lui fut dit : « Où est ton frère Abel ? » Caïn répondit : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4,9). Cette brisure montre, a contrario, l'homme comme responsable de son frère. Malgré cette responsabilité, à cause de cette gratuité même, les hommes peuvent habiter le monde sans se référer à Dieu. Ils peuvent le gouverner etsi Deus non daretur. Le don de Dieu est à ce point gratuit qu'il ouvre la possibilité de l'athéisme et de la violence. Pour faire pièce à cette violence, il y a la justice dont il a été question plus haut, réglée pour constituer une certaine mutualité par le droit à la dignité, et par la solidarité.

Alors intervient un troisième niveau, que P.Ricoeur appelle super-éthique et qui est celui de l'amour. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, tu aimeras ton prochain ». L'Evangile appelle commandements ces deux impératifs, mais ils ne peuvent pas l'être au même titre que le décalogue, ou la règle d'or : l'amour ne se commande pas, il ne peut être que réponse libre, aussi bien par les sentiments qu'il éveille que par la générosité qu'il soutient. L'amour est entrée dans une économie de gratuité.

On se souvient que tandis qu'Adam et Eve se cachent parmi les arbres du jardin, Dieu qui se promène à la brise du soir pose la question : « Où es-tu ? ». (...)

Dans cette nouvelle économie, Dieu apparaît en quête d'amour. Dieu est pauvre. Et nous demandant de l'aimer, Dieu donne la capacité même d'aimer, comme le pauvre en quêtant nous ouvre à la possibilité de donner.

(...) N'y aurait-il pas dès lors une sorte d'interprétation positive du phénomène appelé sécularisation ? Dès lors que la société prend en charge non seulement l'égalité proportionnelle des parts mais aussi le respect de la dignité de l'homme, et la solidarité de tous, n'y aurait-il pas dès lors comme une mise à nu d'une économie de la gratuité ?. La société est loin d'avoir réalisé les tâches qui lui incombent ; la justice, la dignité de l'homme et la solidarité demeurent loin de leur réalisation. Cependant ne sommes-nous pas venus en un point où la gratuité de l'amour est devenue une pratique sans laquelle notre société sombrera dans le nihilisme ?

Pour conclure on peut poser deux questions. J'ai tenté de réinterroger la profession de foi qui habite le chrétien, grâce à cette notion de gratuité.

La première question sera donc posée au chrétien et à son Eglise. L'idée de gratuité, malgré de si longs et de si tristes développements sur la grâce, n'est-elle pas une idée neuve en christianisme ? On y a tellement parlé de causes et d'effets, d'enchaînements logiques, on y a tellement parlé de rétribution, on y a tellement exposé la vérité sans la charité que l'idée de gratuité pourrait réaliser une réelle transformation du discours des chrétiens.

Et la deuxième question serait posée à tous ceux que préoccupe le maniement de l'argent. Dans les métiers de l'argent, quelle place est donnée à la relation qu'instaure le don ? Ou bien est-ce que la loi de l'équivalence condamne chacun à la solitude, à s'engluer dans des biens où il n'est jamais lui-même ? Si, comme j'en ai fait l'hypothèse, la gratuité est à l'échange par équivalence, au système de la justice, ce que l'énonciation est à l'énoncé, au système de la langue, quelle énonciation ou plutôt quelle gratuité soutient l'échange des biens et la distribution des parts ? Ou bien faut-il penser que notre système de marché d'équivalence, de donnant donnant, condamne notre société à ce que personne ne soit pour personne, à l'exception d'une sphère privée décidément marginale ?

Extraits de : « Croire quand même »
Bayard


Pastel de Pierre Meneval