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Homélie pour les obsèques d'Antoine Delzant
Jean Lavergnat

A partir de l'impératif de la parabole du semeur ("Ecoutez"), Jean Lavergnat a su évoquer cette alliance qui a mobilisé la pensée et la vie d'Antoine.


Evangile du semeur
Marc 4, 3-9

« Écoutez !
Voici que le semeur est sorti pour semer.
Comme il semait, il est arrivé que du grain est tombé au bord du chemin, et les oiseaux sont venus et ils ont tout mangé.
Du grain est tombé aussi sur du sol pierreux, où il n'avait pas beaucoup de terre ; il a levé aussitôt, parce que la terre était peu profonde ;
et lorsque le soleil s'est levé, ce grain a brûlé et, faute de racines, il a séché.
Du grain est tombé aussi dans les ronces, les ronces ont poussé, l'ont étouffé, et il n'a pas donné de fruit.
Mais d'autres grains sont tombés sur la bonne terre ; ils ont donné du fruit en poussant et en se développant, et ils ont produit trente, soixante, cent pour un. »
Et Jésus disait : « Celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende ! »


- Ecoutez ? Mais écouter qui ?

Est-ce la peine de poser la question ? Une réponse vient immédiatement à l’esprit de nous tous, vieux auditeurs d’Evangile : il s’agit évidemment d’écouter la parole de Jésus. Et pourtant aucun de nous n’a écouté Jésus lui-même…
Quelle voix en effet venons-nous d’entendre prononcer l’impératif Ecoutez, redoublé en fin de lecture par la recommandation étrange : « Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » Nous venons d’entendre la voix du ministre préposé à la proclamation évangélique, mais attention ! Il ne s’agit pas là d’un rôle joué par un comédien costumé, sinon on trouverait aisément des acteurs professionnels mieux préparés. C’est la voix d’un Ecoutant qui, comme vous, comme Antoine l’a fait tout au long de sa vie, cherche à être un bon Ecoutant.

Alors ? Essayons d’écouter, en bons Ecoutants ;
Tendons l’oreille pour discerner sur le bruit de fond de nos habitudes, qui parle.
Répondre tout de suite « Jésus » pour désigner qui parle, me paraît à la fois une paresse et une infidélité.
Une paresse ? Elle se dévoile un peu plus quand, lisant la parabole, nous interprétons immédiatement : le semeur, c’est Jésus, la semence renvoyant à sa Parole. J’y reviendrai.
Une infidélité ? C’est le plus grave. L’Ecoutant cherche de toutes ses forces à se mettre au diapason de l’émetteur. Entre celui qui parle et celui qui écoute se noue une relation qui peut devenir alliance vitale. Identifier qui parle en oubliant d’examiner la relation établie avec l’Ecoutant nous fait passer à côté de quelque chose de très important. Tous ceux qui avec Marc et après lui ont ruminé l’impératif Ecoutez, en ont fait l’expérience : sans relation de confiance, on entend sans comprendre. Il y a comme une chaîne de la confiance : Jésus-Pierre, Marc-Pierre, Jésus-Jean, etc. Cela indique que l’annonce de l’Evangile n’est pas purement répétition de formulaires ou de textes, mais aussi, mais d’abord, établissement d’une relation fraternelle, inscription dans une alliance.

Toute la recherche et la pastorale d’Antoine ont été centrées sur la primauté de la relation entre interlocuteurs et sur ce que cela impliquait en christianisme. Si vous n’aviez pas eu confiance en lui, vous ne seriez pas là en cette église ; et si vous êtes encore là alors qu’il n’est plus présent pour vous parler, c’est que vous avez trouvé dans sa parole et son témoignage de quoi vivre vous aussi.
Merci Antoine de nous avoir rappelé que l’impératif Ecoutez était un présent, dans les deux sens du mot.

- Ecoutez ! Mais écouter quoi ?

Transcrivant un mot grec, nous avons coutume de nommer parabole le genre de récit qui nous est offert aujourd’hui. Parabole n’est pas un terme d’usage très courant dans nos conversations ordinaires, ou alors il désigne un appareil qui remplace l’antenne de télévision … Du coup il est fréquent que l’on tente de remplacer le mot « parabole » par des termes plus accessibles : histoire pour réfléchir, énigme … Cela signifie qu’il y a de la réflexion à produire, de la sagacité à développer : chercher à identifier tout de suite de quoi et de qui il s’agit sans prendre le temps du travail, de l’élaboration relève de la paresse, comme je le soulignai tout à l’heure. Ce n’était pas le genre d’Antoine !

Donc le semeur est sorti pour semer. Qu’un semeur sème, rien que de très normal. Le nôtre n’est pas économe de son grain : il en répand partout, en tout endroit, sans grande distinction des terres utiles et des lieux stériles. Il sème à profusion. Profusion que l’on retrouve au moment de la fructification, du moins dans les coins de bonne terre : trente, soixante, cent pour un !
Le semeur : d’où sort-il ? Mystère. Oui, vraiment mystère : le récit de Marc fait silence sur ce point, comme si le mouvement de sortie importait plus que le lieu quitté. Cela ouvre bien des pistes pour la réflexion

Au fait, combien sommes-nous à entourer Antoine cet après-midi : 300 ? 400 ? Rendement qui ridiculise ceux de la parabole : 300, 400 pour 1… Antoine était-il un semeur avisé, sachant amender le sol pour le transformer en bonne terre ? Ça ne serait pas étonnant vu son attachement à la vie campagnarde d’autrefois en Auvergne…

Vous le constatez, je me suis permis d’identifier Antoine au semeur ; en avais-je le droit ? Ce qui m’y a autorisé c’est la mention : le semeur est sorti pour semer : je suis sorti à mon tour de l’interprétation courante.

Relisant la parabole j’ai particulièrement prêté attention aux mentions qui renvoient à la notion de quantité : du grain ou des grains sont gaspillés sans mesure, les rendements impressionnent, dépassant les ratios ordinaires … Savez-vous qu’Antoine lui dont l’éducation lui avait appris à respecter les normes, lui qui a tant travaillé les nombres au début de sa vie de mathématicien, a quitté, est sorti de ces univers parce qu’il avait écouté la parole d’autres Ecoutants ? Permettez-moi de n’en citer qu’un, que plusieurs parmi nous ont eu le bonheur d’écouter, Mgr André Brien.

Je n’imagine pas Antoine regardant chaque fin d’après midi l’émission de télévision Des Chiffres et des Lettres. Vous non plus, à voir vos sourires ! Comme il aimait bien les jeux de mots – il connaissait presque par cœur les chansons de Boby Lapoint  – je me permets celui-ci : Antoine est passé des chiffres aux lettres, aux lettres philosophiques ; il est sorti des chiffres, puis de la maison de l’Etre… Ce n’est pas le bon moment pour développer ce point, mais il m’importait de vous rappeler qu’Antoine n’a pas hésité à quitter les sentiers battus de la pensée théologique, ce qui ne lui valut pas que des amis, plutôt des ennuis. Mais cela lui a permis de nouer d’autres complicités intellectuelles solides, durables : demandez donc aux animateurs de Lumen vitae à Louvain.

Reste que comme Ecoutant, il a résonné de cœur et raisonné d’esprit en travaillant les textes bibliques où l’excès et la gratuité sont magnifiés, si bien que ces dernières années, de façon déraisonnable parfois, il a aussi bouleversé sa vie quotidienne en ouvrant sa boîte aux lettres au courrier de sans papier, en ouvrant son logement à qui n’avait pas de toit.

Sortir, pour aller où ? Pour aller écouter la parole de chacun de nous, sans oublier celle des petits et des malades, leur parlant avec des mots simples qui dissimulaient la somme de travail et d’engagement qui les rendaient possibles.

Sortir, sans autre précision : telle est, selon un récit de Marc précédant notre parabole, la réponse lapidaire de Jésus à Simon et ses compagnons voulant le ramener à la maison autant qu’à la raison : C’est pour cela que je suis sorti ! Jésus n’est pas resté prisonnier de la Loi non plus que de ses proches ou de ses amis ; par la geste de sa vie il nous a établis dans la liberté, si nous en acceptons le risque : c’est ce que nous croyons. Ce fut la foi d’Antoine : puisse-t-il aujourd’hui, goûter la joie de son maître comme il est dit dans une autre parabole. Puissions-nous continuer librement d’écouter l’Ecriture comme Antoine nous l’a montré tant par son travail intellectuel que par sa vie donnée.

Jean Lavergnat
19 mars 2013
Peinture de Soeur Marie-Boniface