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Gabriel Genthial :
prêtre-ouvrier dans les travaux publics
Jacques Sévenet

De l’équipe des barrages (1948-1954) à l’équipe de Courbevoie (1954-1996)
au coeur de la crise des prêtres-ouvriers avec la hiérarchie catholique.

Éditions Karthala, 2017
Format papier


 
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Présentation (1)

Parmi toutes les mutations que le clergé français a connues aux XIXè-XXè siècles, il en est une qui a particulièrement agité le monde catholique à la fin de la guerre 1939-1945 : il s’agit de ce qu’on a appelé à tort « l’expérience » des Prêtres-Ouvriers. A tort, car il ne s’agissait pas – pour ceux qui s’engageaient dans cette voie – d’une simple expérience provisoire mais d’une transformation totale qui engageait toute l’existence.

Issus de milieux divers, mais souvent de bonne bourgeoisie catholique pratiquante, des séminaristes et jeunes prêtres se sont donnés, avec l’accord et parfois le soutien de leurs évêques, un ministère particulier. Projetés hors d’une vie paroissiale ordinaire, ils ont décidé de s’enfouir non seulement dans le travail ouvrier de base, mais aussi dans la condition ouvrière qu’ils ont épousée de toute la générosité dont ils étaient capables. Parmi eux, Gabriel Genthial, à partir de son expérience de plâtrier maçon sur le chantier des grands barrages, a consacré sa vie à la militance syndicale et à la vie communautaire avec quelques « copains » vivant du même idéal, partageant tout et le résumant dans l’eucharistie quotidienne.

Ordonné prêtre en 1964, Jacques Sévenet a exercé son ministère dans le diocèse de Nanterre, département des Hauts-de-Seine. Il s’est intéressé à la catéchèse et aussi à l’histoire des sciences religieuses dans le cadre de l’EPHE à la Sorbonne. Doctorat en science des religions et systèmes de pensées 2004.

Quelques extraits du livre

Dans le sillage de France, pays de Mission ?

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France n’est plus qu’un pays épuisé, une société réglant les comptes du conflit résistants-collabos. L’industrie est à reconstruire, l’Église est mal à l’aise. En ce lundi de Pâques 1943, le cardinal Suhard, archevêque de Paris, dévore le rapport que lui a communiqué son secrétaire, le sulpicien Henri Lesourd. Il n’en dort plus. Ce rapport deviendra en septembre de la même année le livre France pays de mission ? d’Henri Godin et Yvan Daniel : c’est une véritable « bombe pastorale ». (…) La rapide diffusion de ce best-seller, en France et hors du pays, pose la redoutable question de l’évangélisation des masses ouvrières, qui sont non seulement déchristianisées, mais n’ont souvent jamais été atteintes par la Parole du Christ. (…) Après sa lecture du livre de Godin et Daniel, le cardinal Suhard a tiré l’expression qu’il ne cessera d’utiliser : « Il y a un mur entre l’Église et les ouvriers. Ce mur, il faut l’abattre. » (…) Le cardinal Suhard lance alors la Mission de Paris.

(…) Gabriel Genthial naît en 1923 à Paris, d’une famille bourgeoise au style de vie aisé mais rigoureux : décorum, traditions, réceptions mondaines. (…) Son père, polytechnicien et ingénieur des Ponts-et-Chaussées, est industriel, sa mère appartient à une lignée de magistrats. Profondément chrétiens, très pratiquants, leur appartenance à l’Église ne fait aucune difficulté, l’engagement est encouragé. Gabriel est le troisième d’une fratrie de quatre.

Lorsque la guerre commence, il a 14 ans. Il fréquente alors le lycée parisien de prestige, Janson de Sailly. Les élèves se répartissent entre résistants et collabos. Gabriel fait partie des premiers. Sa famille doit ensuite quitter la capitale.
Décembre 1940, réfugiés à Limoges, ses parents l’inscrivent dans un établissement de cette ville. Que se passe-t-il alors ? « La découverte de la portée subversive de l’Évangile en classe de première, l’amena à contester son milieu social. A la recherche d’un mode de vie différent, il se loua comme garçon de ferme durant plusieurs mois dans le Morvan » (2). En 1943, il décide d’entrer au séminaire de la Mission de France à Lisieux. Il y rencontre Michel Lemonon avec qui il noue une amitié indestructible. Gabriel sera ordonné le 2 avril 1949.

« Des prêtres faits par le travail »

Pendant ces années, le supérieur du séminaire de la Mission de France rencontre de grosses difficultés avec l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques. On lui reproche, entre autres, l’apostolat des Prêtres Ouvriers. Mais Gabriel - jeune prêtre - est loin de ces polémique, sans pour autant les ignorer.

En1950, Gabriel a retrouvé Michel Lémonon à Roman (Drôme). Il est embauché comme maçon et plâtrier. Il mène la vie ouvrière et vit en communauté avec ce dernier, et Jacques Vivez avec lequel il partagera toute sa vie une fidèle amitié. (…) La vraie pauvreté, c’est à Roman que Gaby et ses compagnons la découvre. Et Jacques Vivez de conclure : « On ne regrette pas notre année à Roman. Cette entrée dans un monde très pauvre et amical nous a rendu heureux. Nous pensons être vraiment à notre place sans y voir bien clair sur notre mission et sans voir le lien possible entre l’Église et les hommes, les femmes avec qui nous vivons » (3).

Tous trois sont finalement embauchés sur les chantiers du barrage de Tignes. (…) Entreprise colossale : Gabriel est en bas, à la galerie qu’il faut percer au pied du barrage. Elle est presque horizontale mais fait 15 kilomètres. Jacques est à Val d’Isère comme terrassier. Il gardera toute sa vie les séquelles physiques de cette expérience : dos cassé, membres douloureux. Ils ont vécu la transformation de leur corps de prêtres - habituellement protégés des aléas de la vie de travail et de la pauvreté – en corps ouvriers exposés à la dureté de la vie ouvrière de l’époque d’après-guerre… Peu à peu se forme ce que l’histoire retiendra sous le titre : l’équipe des barrages.

Ils sont douze prêtres sur les chantiers : diocésains, dominicains, franciscains…, au milieu de plus de 4000 ouvriers ! Dix-sept nations sont représentées sur le barrage. À l’embauche, les gendarmes sont là, avec les photos de ceux qui sont recherchés par la police. Leur présence donne une idée de l’ambiance de travail… D’autant que les conditions de vie sont désastreuses : les ouvriers sont parqués par chambrées, sans aucune intimité, et pas davantage au réfectoire… Aux anciens des camps de prisonniers et du STO, cela rappelle bien des souvenirs. Jacques Vivez nous donne cette description :
« C’est un univers clos où je suis mêlé aux copains, tous venus pour un temps. Le décapage est très profond. Très vite, on a affaire à des gens qui posent de vraies questions. À notre arrivée à Tignes, nous étions huit dans une chambre de deux, sans table ni tabouret. Il fallait faire attention pour ne pas mettre les deux pieds dans un même pantalon ! Au bout de huit jours, nous avions fait connaissance et déclenché une grève pour obtenir de meilleures conditions de vie. On a gagné. Comme je ne buvais pas et que je savais écrire, je suis devenu secrétaire du syndicat » (4).

(…) En janvier 1951, Gabriel prend sa carte à la CGT. La première d’un long parcours syndical jusqu’à sa mort. (…) En 1963, il rappelle le sens qu’il a toujours donné à cet engagement : « Le monde ouvrier est ce qu’il est, nous n’avons pas à le réinventer. Toute sa conscience, tous ses droits, toute sa structure, c’est par le syndicat qu’ils se sont faits. Le monde ouvrier a une histoire, il a eu ses conquêtes, il a sa dignité. Tout cela par le syndicat. Nous devons entrer dans le monde ouvrier avec humilité, avec un immense respect pour ce que les travailleurs ont édifié avant nous » (5). Pour Gabriel, ce texte est une profession de foi qu’il redira souvent. L’affirmation centrale est le refus, tant de fois répété, d’aller à le « conquête » du monde ouvrier et la volonté de servir ses luttes par et avec la vie syndicale. Voilà qui est entièrement nouveau pour un clerc. (…) Marqué dans sa chair et dans son esprit, Gabriel raconte combien le travail est dur, le patronat sans aucune pitié pour les milliers de salariés qui construisent pourtant un bien d’équipement et de technologie avancée. (…) L’un des premiers problèmes auquel Gabriel s’est confronté est celui de la sécurité. Il faut rappeler ici qu’il y a eu 80 morts en quatre ans durant la construction du barrage.

L’équipe des barrages tient beaucoup à la vie d’équipe telle que les P.O. l’ont apprise à Lisieux. Ils se réunissent tous les quinze jours, venant d’Albertville à Bourg-Saint-Maurice. (…) Gabriel rejoint Jacques pour célébrer dans le petit oratoire des Boisses, au milieu de « ses » trente Nord-Africains, qui vivent avec lui. La messe est l’offrande des copains : « Je suis prêtre si j’ai des gens qui me tirent » dit Jacques. Il ajoute, dans un témoignage plus récent : « Je ne me souviens pas d’intuition lumineuse mais d’une découverte générale pour tous ceux qui sont allés au travail. L’Évangile, le Christ, n’est ni dans ma poche, ni dans ma tête. Il est devant moi chez les autres si mon cœur s’ouvre à eux. À Lui, à travers eux ; eux, je les vois, je gagne ma vie comme eux. Je ne demande rien, je ne reçois rien. L’amitié répond à l’amitié, en toute gratuité.(6).
L’épopée des barrages restera, pour les compagnons de Gaby, comme pour lui, une geste de courage et de peine, de souffrance et de luttes. Souvenirs inoubliables.

(…) Fin 1952, licencié, Gabriel gagne Grenoble et cherche une nouvelle embauche. Nathalie Viet-Depaule use d’une expression audacieuse pour désigner les prêtres-ouvriers de cette époque : ce sont, dit-elle, des « prêtres faits par le travail ». Elle écrit avec beaucoup de justesse :
« La singularité de l’engagement des P.O. est précisément d’inscrire leur idéal spirituel dans la matérialité du travail ouvrier, au point de se laisser transformer par ce dernier. L’activité du travail manuel change les individus – corps et âme – à leur insu. Les contraintes quotidiennes du travail et la vie des classes populaires a permis à des prêtres de se faire ouvriers, non pour jouer les prolétaires, mais pour être transformés dans leur être tout entier, aussi bien physique que spirituel… Ces prêtres, qui vont travailler en usine, sont en même temps des êtres consacrés qui se vouent au travail, activité profane s’il en est – et qui plus est socialement dévalorisée – mais à laquelle ils donnent une valeur religieuse» (7).

(…) À la fin du chantier, Gabriel, licencié comme ces copains, cherche du travail, et finit par être embauché chez Gianotti et Alberto comme maçon plâtrier. Il milite dep lus en plus. Engagé dans le Mouvement de la Paix, il lutte contre la guerre froide, la course aux armements, la bombe atomique. Le fait que ce mouvement soit affilié au Parti Communiste n’a pas gêné Gabriel qui s’est toujours senti libre en ce domaine, bien que n’ayant jamais eu sa carte au P.C.

Des évêques se divisent… Rome condamne

Lors de la grève du mois d’août 1953 qui concerne 2 700 maçons et manœuvres, Gabriel défend leurs intérêts. Cela déplaît à l’évêque du lieu, Mgr Caillot, qui demande au cardinal Liénart de le débarrasser de ce trublion. Lienart sursoit à l’exécution d’autant que les nuages s’accumulent à Rome au-dessus des P.O. Par ailleurs, le cardinal vient de recevoir, datée du 10 septembre, une lettre signée de Jacques et Gabriel. Tous deux ont bien compris qu’il leur fallait réagir devant l’incompréhension, les hésitations de la hiérarchie dont ils dépendent. (…) Ils rappellent à leur évêque référent que l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques a elle-même organisé leur prise en charge. Ils sont d’Église, ils le répètent et ils y tiennent. Ils précisent que le monde ouvrier est celui qu’on dit « perdu pour l’Église, le monde des pauvres, les 'bien-aimés' de l’Évangile ». Sincère, émouvante, la fin de la lettre les engage totalement, corps et âme :

« Notre foi s’est éveillée à cette mission, notre vie s’est façonnée à son contact, notre être s’est transformé. L’équipe s’est incarnée peu à peu au monde ouvrier qui est devenu sa propre chair. Le sacerdoce qui anime chacun de nous et sans lequel aucune vie ne nous serait possible a maintenant cette chair ouvrière comme support. Nous ne pouvons plus voir notre sacerdoce séparé d’une vie de travail et d’engagement ouvrier. Nous ne pouvons nous situer hors de cette construction du Royaume en plein monde ouvrier et païen. Ce sacerdoce nous paraît accroché pour toujours à notre vie. Il n’a été pour nous ni une expérience, ni une permission, mais une mission d’Église nous engageant tout entier. »

Si des évêques soutiennent les Prêtres Ouvriers, d’autres leur sont farouchement opposés (8). Néanmoins les P.O. tenteront jusqu’au bout de demeurer en dialogue avec l’épiscopat. Que leur reproche-t-on ? Selon Rome et une large majorité d’évêques suivis par la plupart des théologiens de l’époque :
- Le prêtre, doit être un séparé, cette séparation se marquant, entre autres, par le port de la soutane. Les P.O. désirent faire corps avec les ouvriers (et ne portent pas la soutane).
- Le prêtre doit être l’homme de tous et pas seulement du monde ouvrier. Les P.O. répondent qu’ils se sont engagés dans cette voie précisément parce que l’Église ne rejoignait, la plupart du temps, elle aussi qu’un seul monde… celui des bourgeois.
- Le prêtre doit être celui qui enseigne et distribue les sacrements (celui qui sanctifie). Les PO ne vont pas dans le monde ouvrier pour baptiser ou célébrer l’eucharistie avec les ouvriers.
- Le prêtre doit refuser tout engagement temporel (qui devrait être l’affaire des laïcs) or les P.O non seulement sont au travail mais s’inscrivent dans des syndicats (le plus souvent la CGT) et certains y prennent la responsabilité de délégué syndical. Les P.O. répondent que le syndicalisme fait partie du combat ouvrier. Par ailleurs, il leur est souvent impossible de refuser la fonction de délégué : d’une part ils sont sollicités à l’exercer par les copains parce qu’ils y sont plus aptes que d’autres (du fait de leurs études et de leur capacité à s’exprimer en public) ; d’autre part, ils n’ont pas de famille à nourrir et cette tâche est risquée : les délégués syndicaux sont les plus exposés à être licenciés par les patrons.
- Le prêtre doit célébrer l’eucharistie chaque matin en respectant le jeûne de trois heures (ce qui était la norme à l’époque). Pour les PO, surtout ceux qui font les 3 huit, c’est impossible ; cependant tous sont très attachés à cette eucharistie quotidienne (même si beaucoup la célèbrent le soir sans forcément en demander la permission à Rome).
- Le prêtre doit consacrer du temps à la prière (en particulier dire le bréviaire), alimenter sa vie spirituelle par des lectures et des temps de retraite. Les P.O. répondent que leur spiritualité est indissociable de leur travail ouvrier et des relations qu’ils nouent avec les « gars ».

Rome s’inquiète d’autant plus que cette « expérience », née en France, commence à essaimer dans d’autres pays. En 1953, pendant les vacances d’été, Rome interdit aux séminaristes (et aux nouveaux religieux) de faire des stages de travail. Le 18 janvier 1954, le séminaire de la Mission de France est définitivement fermé sur l’ordre du Vatican. Il est imposé - aux P.O. déjà en exercice – d’une part de refuser tout engagement syndical ou politique. D’autre part, d’interrompre leur travail ouvrier deux mois par an pour une période de retraite. Enfin de prendre un emploi à temps partiel (le reste du temps devant être consacré à un ministère classique). Les P.O. sont totalement incompris.

Comme ses frères P.O., Gaby reçoit « la » lettre du cardinal Feltin (9). Réponse est demandée avant le 1er mars ; se soumettre ou se démettre, auquel cas la « suspens a divinis », c’est-à-dire l’interdiction d’exercer, est à la clef. Faussement paternel, le cardinal Ottaviani du Saint Office a conseillé le « dialogue pastoral ». On imagine l’état de désespoir des intéressés. L’interdiction du travail à temps complet et de l’engagement temporel leur paraît impensable et absurde. Mis à mal par cette injonction, furieux d’être totalement incompris, après avoir beaucoup hésité, Gaby Genthial accepte de cesser le travail. Il écrit se réponse le 24 février au cardinal Lienart. Il écrit :
« (…) Dans la foi, et dans la foi seulement, j’ai quitté le travail et ma chambre à Grenoble, en disant « à Dieu » à ceux qui étaient devenus mes frères. (…) Un arbre émondé donne souvent plus de fruit, mais peut-on, après l’avoir coupé de ses racines, le transplanter sans qu’il ne meure ? (…) Étant du diocèse de Paris, peut-être transmettrez-vous cette lettre à S.E. le cardinal Feltin. (…) »

Gaby, comme Jacques Vivez et ses copains, ont des relations variables avec l’épiscopat : Mgr Feltin comprend, Mgr Liénart est considéré comme « très paternel », mais son attitude en 1954 est brutale : « Si vous désobéissez, vous êtes excommuniés ! »

(…) Ainsi éclate l’orage. Une rencontre fameuse à Rambouillet en donne le ton et l’intensité de la souffrance. (…) Nous sommes en mars 1954. Les cardinaux Liénart, Feltin, et Gerlier sont revenus bredouilles de leur voyage à Rome : leur tentative de négociation a échoué. Joseph Robert (P.O.) ressent l’interdiction comme une persécution :
« On dirait qu’il s’est greffé sur l’Église, un système, une excroissance morbide qui la défigure. Le Saint office en est le centre. (…) Nous avons été jugés et condamnés sans connaître nos accusateurs et leurs accusations, sans être entendus, sans que ceux avec qui nous vivons soient consultés. »

Mais Jacques Vivez et Gaby Genthial veulent aller beaucoup plus loin qu’une attaque de l’institution. C’est le sens même de leur sacerdoce qui est en cause :
« Le fait que notre sacerdoce soit dans la condition ouvrière, l’a épanoui en lui posant une exigence vitale de vérité. Ce que nous étions comme prêtre devait prêcher, non par des mots mais par des gestes d’hommes. (…) Nous étions responsables de la rencontre entre les gars et Dieu, à tout moment de la journée, même si nous étions seuls à en être conscients, dans notre milieu. Le sommet mystérieux de cette rencontre était notre messe. »

La reprise, après l’interdiction de Rome

Le cardinal Feltin n’aime pas aller à Rome, prétend-on dans son entourage. Il s’efforce de défendre les P.O. chaque fois que c’est nécessaire : « Il faut que cela continue » disait-il. Dans une de ses rencontres avec le Cardinal, Gaby conclut :
« On ne peut pas quitter le monde ouvrier, ce serait une lâcheté, on est en train de le trahir. »
Et il s’entendra finalement répondre par l’archevêque de Paris :
« Vous restez au travail tous les trois, et vous n’avez de compte à rendre qu’à moi seul, et je ne veux pas entendre parler de vous ! »
La recommandation vise Gabriel Genthial, Jacques Vivez et Bernard Striffling. Pour faire court, il s’agit de laisser faire plutôt que d’autoriser ! Finalement, en septembre 1954, le cardinal Feltin « sait » que Gabriel Genthial a recommencé à travailler à plein temps, chez un artisan du bâtiment. La condition imposée par l’archevêque est toujours la même : rester en contact avec la Mission ouvrière (10) de la boucle de la Seine, animée par R. Frossard. Cela posera des problèmes car ils sont loin de partager les mêmes idées.

Mais désormais il y aura les soumis et les insoumis.

L’équipe, qui s’est installée à Courbevoie, bénéficie de l’appui bienveillant et en quelque sorte de la protection du cardinal Feltin, lui-même relayé par Mgr Delarue, à partir d’octobre 1966, date de la création de l’évêché de Nanterre. Cette confiance est importante : en effet, tous n’ont pas cette chance ; dans l’ensemble des diocèses de France, les relations évêques-P.O. ne sont pas simples. Bernard, Jacques et Gaby garderont toute leur liberté de contestation de l’Église-institution. (…)

Ce à quoi tiennent Gaby et ses compagnons, c’est bien la vie d’équipe telle qu’elle va se constituer à Courbevoie. Nos trois amis, décidés à vivre ensemble, se sont donc installés au 67 rue Pierre-Brossolette. Le quartier semble paisible. Le logement qu’ils occupent est une maison trouvée par des amis. Un passage étroit, donnant sur la rue, y conduit. De fait, ce logement leur est prêté par la propriétaire de la grande maison qui domine l’ensemble. Il est modeste, très modeste : une grande pièce au rez-de-chaussée est le « lieu de vie ». On y accueille les copains et les copains des copains. Apéritif, repas, c’est là qu’on discute, réfléchit, s’engueule. Au sous-sol, un réduit plus qu’une cave, sert d’oratoire. L’équipe célèbre l’eucharistie le soir en rentrant du boulot. Gaby ne peut y caser sa haute taille et doit rester assis. Parfois c’est là que couche un copain de passage, à qui l’on ne manque jamais de faire la réflexion suivante : « Si on t’appelle durant la nuit, n’oublie pas de répondre comme l’enfant Samuel : parle Seigneur, ton serviteur écoute ! » Ils sont donc trois sous ce toit : Gabriel, bien sûr, vite rejoint par Jacques Vivez, le copain de toujours. (…) Le troisième est Bernard Striffling, un peu plus âgé que les deux autres.

(…) L’horizon s’éclaircit, lorsque le 23 octobre 1965, Mgr Veuillot réunit dans une trattoria de la piazza Navone à Rome les supérieurs des instituts (familles religieuses) et leur communique un document confidentiel daté du 20 octobre. Il est réalisé par la commission épiscopale de la Mission Ouvrière en accord avec le Saint Office. Chaque évêque peut désormais autoriser le passage au travail des prêtres qui le désirent et qu’il nomme pour trois ans. Il doit tenir compte de ses capacités physiques et mentales. Les P.O. dépendent étroitement de la Mission ouvrière et doivent vivre en communauté et en relation avec l’A.C.O. et les autres organisations de la Mission. Ils peuvent être syndiqués mais doivent s’abstenir de prendre des responsabilités syndicales.

Pour Gabriel, que tous les militants nomment désormais Gaby, la CGT prend de plus en plus d’importance. En 1970, malgré son désir de « rester au travail », il va devoir accepter de nouvelles responsabilités. Il sera permanent C.G.T. à temps plein, chargé d’impulser les campagnes de syndicalisation. Il occupera cette fonction jusqu’à sa retraite en 1982. Il choisit alors d’être responsable confédéral des retraités. Avec la même fougue, la même volonté d’aller de l’avant, il a pris en main l’Union Syndicale des Retraités des Hauts-de-Seine. A 73 ans, Gaby s’éteint le 28 juin 1996 à l’hôpital de Chatenay-Malabry. À quelques heures de sa mort, il célébrait encore l’eucharistie.

Jacques Sévenet

1- À partir de la 4ème de couverture. / Retour au texte
2-in Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule, le « Maitron » / Retour au texte
3- Manuscrit J. Vivez Archives du monde du travail / Retour au texte
4- Archives personnelles de Jacques Vivez du 14 février 1992. / Retour au texte
5- Nathalie Viet Depaule et Charles Suaud. Prêtres et ouvriers / Retour au texte
6- Lettre « A nos évêques » à l’occasion du Syode 1985. / Retour au texte
7- Nathalie Viet Depaule et Charles Suaud. Prêtres et ouvriers / Retour au texte
8- Le passage depuis « Si des évêques soutiennent les Prêtres Ouvriers » jusqu’à « Les P.O. sont totalement incompris. » a été rédigé par Nicodème (Dieu maintenant). / Retour au texte
9- Gabriel est rattaché au diocèse de Paris. / Retour au texte
10- La Mission Ouvrière comprend surtout l’Action Catholique Ouvrière, composée de laïcs et d’aumôniers qui ne vont pas au travail, un tout autre parcours que celui des P.O. / Retour au texte