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En suivant l'Evangile de Jean
Michel Jondot

"Au commencement était le langage et langage était chez Dieu...". Cette simple phrase, au tout début du Quatrième Évangile, éclaire l'ensemble du Livre. En entrant dans le langage, à travers les mots qu'ils s'adressent, les sujets qui se parlent font une sorte d'alliance. L'ensemble du livre, en avançant dans le langage, fait apparaître qu'en relatant les actions de Jésus, en transmettant son enseignement, les mots de l'auteur font entrer dans cette Alliance entre son Maître, le Père, ses lecteurs et lui-même.

(0) Commentaires et débats

1- Des ténèbres à la lumière
Jean 9,1-40

2- Le travail du langage
Le discours après la Cène

3- La tragédie du Vendredi-Saint
Jean 18, 1–19,42

Des ténèbres à la lumière
Jean 9, 1-40

« Aussi faut-il défaire un texte pour y entrer
en faisant réapparaître celui qui adresse la parole comme celui qui la reçoit.
Car il y a toujours une vie cachée à l’intérieur d’un texte.
Une vie pleine de désirs et de luttes.
Avec ce travail la lecture devient pertinente et la transmission s’opère.
Resitué dans une vie incarnée, le texte se met à parler.
Redevenant une parole adressée de vie à vie, il acquiert une crédibilité. »

Bertrand Vergely
« La foi ou la nostalgie de l’admirable »

« De commencement en commencement »

Comment entrer dans le texte de St Jean ? Tout texte est un mystère : Il faut, c’est devenu évident en notre temps, défaire un texte, « le déconstruire », pour y entrer afin de repérer comment le sens circule du commencement à la fin. Un texte est le lieu où passe la parole mais, dans l’Evangile, aux yeux de ceux qui croient, la parole est de Dieu. Comment s’y prendre pour y entrer ?

Les deux premiers mots (« Au commencement » - 1,1) nous fournissent la clef. Ils désignent un « commencement » qui est le premier d’une série. Le miracle de Cana (2,1-11), est un autre début : « Le troisième jour il y eut des noces... Jésus en fit le commencement des signes. » Un autre « troisième jour » marque un nouveau départ. Jésus resta deux jours chez les Samaritains près du puits de Jacob. « Après ces deux jours, il partit pour la Galilée. » (4,43) Curieusement, au moment d’une Fêtes des Tentes, le mot « jour » revient et se répète. Il évoque le jour qui se lève, le « Grand jour » qui est un début mais c’est aussi le « dernier jour de la fête » (7,37). Il avait demeuré « deux jours » chez les Samaritains. Comme en écho, le texte fait entendre les mêmes mots : « Il demeura deux jours, là où il se trouvait », au-delà du Jourdain (11, 6-7). Le troisième jour, il prend un nouveau départ : « Allons de nouveau en Judée » près de ses amis, Marthe, Marie et Lazare. Deux autres points semblent encore s’appeler. « Six jours avant la Pâque » (12,1), au cours d’un repas, Marie vient pour oindre d’un parfum précieux les pieds de Jésus. En mentionnant l’épisode, le texte marque le commencement des jours qui vont conduire à la Passion : « C’est pour le jour de ma sépulture. » (12,1). Enfin, « le troisième jour » après la sépulture s’avère le nouveau commencement, la nouvelle création, le commencement absolu comme à la première ligne : « Le premier jour de la semaine » celui de la Résurrection (20,1).

« Et celui qui monte n’arrête jamais d’aller de commencement en commencement par des commencements qui n’ont pas de fin. » Ces paroles bien connues de Grégoire de Nysse qui évoquent la vie chrétienne retraduisent bien l’Evangile. Il faut noter que le texte de Jean donne raison au père de l’Eglise. Les derniers mots du livre font allusion aux lettres qui sont appel à un autre commencement : elles font signe aux lecteurs Un commencement surgit, en effet, lorsqu’appliquant nos yeux sur les lettres du livre, nous répondons à son invitation en cherchant à y entrer. Ce livre a été écrit « pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu et pour qu’en croyant vous ayez la vie en son nom » (20,31).

Pouvons-nous pénétrer davantage à l’intérieur du texte de St Jean ? Parmi ces sept commencements, au milieu, le quatrième étonne : ce qui commence est aussi ce qui se termine : Le « Grand Jour » qui se lève est aussi le dernier des jours de la fête.
Il est au milieu du livre. Un texte est un passage entre un début et une fin et, c’est une évidence, la fin est le contraire du début. En entrant dans la lecture de l’ensemble marqué par le début du discours de Jésus (7,37) nous pénétrons sans doute en un espace textuel où les significations du début s’inversent. En ce lieu – ce mi-lieu – nous devrions pouvoir percevoir comment le sens circule de ses premières à ses dernières lignes.

« Qui est-il donc ? »

Le discours de Jésus au Grand jour de la fête commence un ensemble dont le centre est la guérison d’un homme qui retrouve la vue.

Une sorte d’enquête policière était déjà amorcée lorsqu’un aveugle, en effet, se présente sur le chemin de Jésus (9,1). On tend des pièges à celui-ci dans un double but : le prendre en faute et mettre la main sur lui. Les territoires de Judée lui étaient interdits. Les Juifs, en effet, s’étaient mis à l’affût pour l’arrêter : « Il ne pouvait pas circuler parce que les Juifs cherchaient à le tuer » (7,1). Bravant le danger, Jésus était monté à Jérusalem pour la fête et il s’était mis à enseigner. (7,10) On s’interrogeait autour de lui : « Qui donc est cet homme ? » Est-il vraiment le coupable dont on parle ? Les autorités elles-mêmes s’interrogeaient sur son identité. Les gendarmes n’osaient pas l’arrêter. « Pour le mettre à l’épreuve » (8,6) et le prendre en faute, les notables lui amènent une femme surprise en flagrant délit d’adultère. Ils espéraient que ses réactions donneraient « matière à l’accuser ». Cette fois-ci il sut déjouer la manœuvre. Mais l’atmosphère demeurait chaude.

« Qui es-tu ? » « Qui est-il ? »

Cette question est lancinante et lourde lorsque passant dans une rue de Jérusalem, Jésus « vit un homme aveugle de naissance ». Curieusement, le réflexe de ses proches ressemble à celui des Juifs. Face à un innocent, on cherche un coupable : « Qui a péché, lui ou ses parents ? » Qui a péché ? La question trouvera sa réponse à la fin du récit, au terme d’une enquête en bonne et due forme.

Le lecteur est informé de l’affaire dont seuls les disciples sont les témoins. Jésus crache à terre et avec sa salive fait une espèce de boue dont il enduit les yeux de l’aveugle avant de l’envoyer à une piscine appelée Siloé ; le narrateur prend bien soin de préciser que ce mot signifie « envoyé » (9,6-7). Il faut reconnaître que le geste est étrange et que la précision de vocabulaire intrigue ; il faudra y revenir. Toujours est-il que l’entourage s’étonne. On s’interroge et on se tourne vers les autorités avant de le conduire aux Pharisiens. L’ancien aveugle est alors soumis à un interrogatoire ; on vérifie avec précision la vérité des propos, on s’assure de son identité : « ils appelèrent les parents. » Derrière les investigations on devine les préoccupations des enquêteurs : Qui est-il cet homme qui fait parler de lui ? Mais on n’ose pas répondre. Ne risquons pas d’avoir l’air de pactiser avec qui que ce soit ; le terrain est dangereux ; on comprend qu’il y a désaccord entre les autorités ; les uns seraient enclins à voir dans l’événement une intervention de Dieu mais pour les autres l’affaire est claire : « Il ne vient pas de Dieu… puisqu’il n’observe pas le sabbat. » Entre les deux positions il n’est pas prudent de prendre parti : « Qui lui a ouvert les yeux, nous, nous ne le savons pas… Ses parents dirent cela parce qu’ils avaient peur des Juifs. » En fin de compte, les enquêteurs arrivent tous à la même conclusion qu’ils notifient à l’intéressé : « Rends gloire à Dieu ! Nous savons que cet homme est un pécheur. » L’aveugle comprend qu’ils ont mis Jésus, le bienfaiteur, au rang des coupables. Il s’insurge : « Nous savons que Dieu n’écoute pas les pécheurs ! » Ses parents avaient raison de prendre garde. Ils savaient qu’en prenant parti pour Jésus ils risquaient d’être lourdement sanctionnés : « les Juifs étaient convenus que si quelqu’un reconnaissait Jésus pour le Christ il serait exclu de la synagogue. » Le fils n’a pas eu la prudence de ses parents et le voilà excommunié : « Ils le jetèrent dehors » (9,34).

Cette mise à l’écart – ce secret - est l’aboutissement du récit. Celui-ci avait commencé par une question des disciples : « qui a péché ? » La réponse est claire : celui que Jésus a guéri est lui-même source du mal : « De naissance tu n’es que péché ! » Mais le mal est aussi, à en croire les Pharisiens, du côté de Jésus. Les voilà, si l’on ose dire, dans le même sac.

« Je suis celui qui te parle »

Deux manières de voir et deux questions (« Qui est-il ? » et « Qui a péché ? ») se croisent et se contredisent au fil du récit.

Dans la première l’aveugle est vraiment le seul à voir qui est, en vérité, celui que les enquêteurs recherchent. En le rencontrant, Jésus se manifeste à lui : « Crois-tu au Fils de l’Homme ?… Tu le vois, celui qui te parle c’est lui. »

Dans l’autre perspective, ceux qui prétendaient voir et savoir, à en croire le texte, sont doublement aveugles. Non seulement ils ne voyaient pas mais ils ne reconnaissaient pas leur cécité : « Si vous étiez aveugles, vous seriez sans péché ; mais vous dites ‘nous voyons’ ; votre péché demeure. »

La cécité est homologuée au péché et la vérité à la lumière. L’aveugle de naissance sort de la nuit et voit la réalité en face : Jésus lui apparaît en plein jour et il le reconnaît : « Je crois Seigneur ! » Les Pharisiens n’ont pas vu qui était celui qu’ils voulaient prendre au piège. Sans même s’en rendre compte ils marchaient dans la nuit. « Qui a péché ? » Aux « yeux » des uns, c’est à la fois Jésus et l’aveugle. Aux « yeux » de l’aveugle et de Jésus, les coupables sont les accusateurs. Corruptio optimi pessima.

« Celui qui te parle »

Qui est Jésus ? A celui qui voit clair il se manifeste comme celui qui parle ; Jésus se présente en effet à l’aveugle comme « celui qui parle avec toi ». L’expression est à comprendre en l’éclairant au moins par deux autres passages. Lorsque les apôtres rejoignent Jésus en Samarie, on nous dit qu’ils le voient « parlant avec un femme ». L’expression qui le décrit est celle qu’il reprend à son compte pour se présenter : « Je suis le parlant avec toi. » Avant de raconter la guérison de l’aveugle, Jésus est aux prises avec ceux qui s’interrogent sur son identité : « Je sais d’où je suis venu mais vous, vous ne savez pas. » (8,14). A ceux qui lui disaient « Qui es-tu ? », il répond avec des mots difficiles à comprendre mais où l’on retrouve le même terme parler : « Qui es-tu ? » lui demande-t-on. Là encore la réponse est difficile à traduire : « au commencement le fait que je vous parle »(8,25). Dans ce contexte surgit une expression propre à Jean : « Si vous ne croyez pas que moi je suis, vous mourrez dans vos péchés… vous saurez que moi je suis » (8,24-28). Sans aucun doute l’expression renvoie à la Révélation que Yahvé fait de lui-même à Moïse. Celui-ci avait conduit son troupeau dans le désert lorsque, nous dit le livre de l’Exode, il vit un buisson enflammé sans se consumer. Dieu se fait connaître en disant : « Je t’envoie… Voici ce que tu diras aux Israélites, ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous » (Ex.3,15). Qui est Jésus ? Dans la suite de l’histoire amorcée avec la révélation aux origines du peuple juif, il se présente comme la parole prononcée par Iahvé et adressée à Moïse. Au moment de la Passion, l’Evangéliste rapporte qu’aux gardes envoyés pour l’arrêter et qui le cherchent, il dit « C’est moi ! » ou plus exactement « Je suis » (18,6). Les gardes en reculant firent une chute. Le détail n’est pas insignifiant. On est terrassé quand on fait face au sacré !

L’Evangile de Jean présente Jésus comme une parole, en effet. On est intrigué par le geste étrange et par la précision apportée à la signification du mot « Siloé ». Ceci est tellement curieux que les inquisiteurs se font répéter la scène au point d’agacer les parents et leur fils. Qu’est-ce que signifie cette salive avec laquelle Jésus fait de la boue ? La salive sort de la bouche comme les mots. L’acte se termine à la piscine de Siloé là où l’aveugle est envoyé. Le malheureux homme est guéri là où l’acte de parler (ce qui sort de la bouche) s’avère comme étant inséparable de celui que l’Evangile désigne comme envoyé. Ainsi le récit tout entier est à considérer comme la réponse à la question qu’on se pose à son passage : « Qui est-il ? » Ce corps qui marche, salive et touche les yeux manifeste, à ceux qui ont des yeux pour voir, la parole du Seigneur invisible qui dit « Je suis ». André Malraux, réfléchissant sur les œuvres d’art, proclame à plusieurs reprises que ce que perçoivent nos yeux n’est qu’une « apparence ». Statures ou peintures ne sont jamais seulement une représentation des « apparences » qui ne sont pas le réel ; elles rendent présent et visible le réel sur le fond duquel elles s’enracinent. Ces intuitions sont assez proches de ce que pensent les chrétiens d’Orient quand ils vénèrent les icônes. Elles sont des « paroles pour les yeux ». Semblables au geste de Jésus, elles touchent le regard en prolongeant l’incarnation ; loin d’être, en effet, la représentation de ce que nous croyons voir, elles manifestent l’invisible. Au jour de la Transfiguration, Pierre, Jacques et Jean en regardant Jésus ont perçu le mystère invisible dont l’histoire de leur Maître était l’épiphanie. Dans le temps de l’Eglise, regardant l’icône de bois, les croyants sont invités à reconnaître à leur tour l’invisible qui touche le regard. Paul, aux chrétiens de la ville de Colosse, parle « de la gloire du Christ qui est l’icône de Dieu » (4,4). L’Evangile de Jean ne parle pas de la Transfiguration mais on peut penser que la guérison de l’aveugle en tient lieu. Sur la montagne, Pierre, Jacques et Jean ont changé de regard. La conclusion de Jésus, après que l’aveugle l’a reconnu, invite au même basculement. Ceux qui prétendent voir ont à se débarrasser de leurs illusions et ceux qui ne s’interrogent pas sur ce qui touche les yeux ont à se tourner du côté d’où vient la vraie lumière : « Je suis venu en ce monde pour que ceux qui ne voient pas voient et que ceux qui voient deviennent aveugles. » A la Transfiguration, ils virent un visage autre que celui auquel ils étaient accoutumés : « Son visage resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière… Une nuée lumineuse les prit sous son ombre » (Mat. 17, 2-5). Dans cette lumière l’aveugle de naissance est entré et, à Jésus qui se manifestait à lui, il n’a pas dit « Je vois », mais « je crois ».

« Ce qui veut dire Envoyé. »

« Je suis parole » : l’aveugle l’a compris. Plutôt que de donner à voir, une parole appelle une réponse.

Dans la cohérence de Jean, une double distinction s’impose. Une parole peut être vraie ou mensongère et la réponse peut être un rejet ou un acte de confiance. Dans le contexte de la guérison de l’aveugle, cette parole qui touche les yeux n’est pas une parole qui transmet une connaissance ; elle est vraie en ceci qu’elle n’appelle pas l’acquiescement à un savoir mais qu’elle est digne de confiance. Autour de cette guérison, les Pharisiens cherchent à savoir : « Nous le savons, cet homme est un pécheur. » Paradoxalement la parole de ceux qui savent s’avère un mensonge. En revanche, le miraculé ne sait rien, il interroge celui qui est « parole » : « Qui est-il ? » Il interroge et il accède à la foi : « je crois. » La racine du mot « foi » évoque la confiance. Elle s’oppose à cette exclusion qu’il a à subir et où Jésus le rejoint.

Une parole est toujours adressée à quelqu’un ; elle est comme un message « envoyé » à autrui. Il semble bien que ce soit cet aspect qui est signifié par l’évangéliste lorsqu’il précise le sens du mot « Siloé ». Ouvrir les lèvres pour cracher est une manière de parler en « touchant » les yeux, mais qui parle ? Qui envoie ? Juste avant de faire le récit de ce miracle, Jean avait pris soin de rappeler la dimension polémique qui opposait Jésus à ses adversaires ; il convient d’avoir présents à l’esprit les propos tenus par le Galiléen (7, 25-27). Ils éclairent la façon dont Jean raconte la guérison de l’aveugle.

Ils lui disaient donc : « Qui es-tu ? » Jésus leur dit
« Cela commence par le fait que je vous parle,
(1)
J’ai sur vous beaucoup à dire et à Juger ;
Mais celui qui m’a envoyé est véridique
Et je dis au monde ce que j’ai entendu de lui.
Ils ne comprirent pas qu’il leur parlait du Père. Jésus leur dit donc :
Quand vous aurez élevé le Fils de l’Homme,
Vous saurez que Je Suis. »

Quand Jésus ouvre les lèvres, un Père s’adresse à ses interlocuteurs. Jésus est « parole » du Père. En le disant, il est dans la vérité. En revanche, refuser de reconnaître le Père qui parle en vérité, c’est s’enfermer dans le mensonge. Face au Christ s’affirmant parole du Père qui est à la fois « véridique » et inséparable de Jésus, Jean l’évangéliste entend que les opposants, quant à eux, sont enfantés par celui qui sépare. Le mot « diable » signifie exclusion, division, mise à l’écart : « Vous êtes du diable, votre père est le diable…il est menteur et père du mensonge. »

« Le Témoin fidèle » (Ap. 1,5)

Jésus est parole envoyée par le Père ; sortant de la nuit et voyant, par-delà son handicap, la lumière du jour, l’aveugle a fait confiance à celui qui lui était « envoyé ». Une parole à laquelle on se fie est celle d’un témoin. Le témoignage est un thème qui court dans le livre. Il est inséparable du thème de l’envoi. Il connote aussi la confiance : avant de communiquer la moindre information, le témoin est écouté non seulement parce qu’il sait mais parce qu’il est considéré comme digne de foi.

Le témoin est aussi celui qu’on appelle dans un procès et il ne peut convaincre que dans la mesure où on lui fait confiance. C’est bien dans un cadre judiciaire que se situe la guérison. Dans le contexte polémique qu’on vient d’évoquer il s’agit bien d’un jugement : on enquête pour l’arrêter et le condamner. Dans ce procès Jésus en appelle à témoin : le Père est son témoin mais en réalité, le Père et lui sont inséparables. Lorsque son « heure sera venue », il dira « Qui me voit, voit le Père ». Il en appelle au Père sur la parole de qui il s’appuie et puisque dans le droit juif il faut deux témoins, quand il en appelle à cet Autre il se trouve lui-même en cause. En l’occurrence Jésus peut témoigner de lui-même : « Bien que je me rende témoignage à moi-même, mon témoignage est valable. » En appeler à cet Autre, en effet, c’est trouver la parole de celui qui a pris chair en Jésus. « Il est écrit dans votre loi que le témoignage de deux personnes est valable. Moi, je suis mon propre témoin. Témoigne aussi à mon sujet le Père qui m’a envoyé. » Certes ses contradicteurs réussiront à mettre la main sur ce corps de chair qui touche leurs regards ; mais Jésus prend soin de les avertir : « C’est l’Esprit qui vivifie ; la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous dis sont esprit et elles sont vie » (6,63). Ils se trompent lourdement ceux qui le prendront ; ils n’entreront pas dans l’Esprit qui est sa vie et la vie de celui qu’il appelle Père. Pour reprendre les propos d’André Malraux, ils s’en tiennent aux « apparences » sans rejoindre la vie qui se manifeste en ce Galiléen « qui ouvre les lèvres » pour « ouvrir les yeux ».

Avec ces mots qui parlent de témoignage nous avons la clé pour entrer dans l’intelligence du livre dans son ensemble. C’est, en effet, un mot qu’on trouve aux toutes premières lignes du texte et qu’on rencontre encore à l’extrême fin.

Avant qu’il ne mette Jésus en scène, l’évangéliste évoque le Baptiste. Lui aussi est présenté comme « l’envoyé » du Père : « Il y eut un homme envoyé de Dieu ; son nom était Jean. Il vint pour témoigner, pour rendre témoignage à la lumière. » Avant de poser la plume, celui qui adresse le livre que nous lisons prend soin de nous indiquer comment considérer le texte qu’il nous « envoie ». Il souligne qu’en parlant des faits qu’il raconte, il témoigne à son tour en précisant que « son témoignage est véridique » (21,25). Quelques paragraphes plus haut (20,30), l’évangéliste avait précisé que ces écrits appelaient l’acte de croire : « Ces signes ont été mis par écrit pour que vous croyiez que Jésus est le Fils de Dieu. » Ceci, bien sûr, donne à méditer. Devant l’aveugle Jésus se manifestait comme témoin du Père qui s’affirmait en un lieu dit « envoyé », conduisant le miraculé à dire « je crois ». Le Galiléen de Nazareth avait été précédé par le Baptiste. Sur les bords du Jourdain en le voyant celui-ci avait su entendre la voix du Père en même temps qu’il voyait Jésus sortir des eaux. Jean l’évangéliste reçut son témoignage, sur les bords du lac de Tibériade et, le recevant, en ouvrant les yeux il devient témoin à son tour. En particulier il a vu la mort sur la croix et le coup de lance : « celui qui a vu rend témoignage. » Là encore on précise qu’il est « véridique » et qu’on l’envoie « pour que vous aussi vous croyiez » (19,35).

Témoins à notre tour

Lire St Jean aujourd’hui c’est prendre le chemin, qui commençant au Jourdain et traversant les écrits de Jean, nous rejoint. Qu’est-ce qu’un témoin ? Le mot désigne non seulement le sujet qui rapporte, à ceux qu’il rejoint, ce dont il est convaincu ; il désigne aussi l’objet que les coureurs se passent sur le stade. Ce qui se passe en l’occurrence, à travers la foi reçue c’est non seulement le fait de transmettre ce qu’on a vu ou entendu, c’est aussi le fait d’avoir répondu. Lorsque St Augustin ouvre les évangiles, il prétend répondre à un appel : « Tolle, lege. » (« Prends et lis. ») Lire ce que Jean a écrit c’est recevoir à notre tour un même appel. On sait que l’évangile, dans les premières communautés, à une époque où peu de personnes savaient lire, n’était connu que grâce aux assemblées liturgiques. Témoignage venant d’en-haut, de Jésus lui-même, « Témoin du Père ». En disant « je crois » nous sommes transformés en témoins à notre tour ; nous sommes pris dans ce jeu de transmission en devenant nous-mêmes le point où « se passe », entre les uns et les autres, le message à annoncer. Nous voici comme une écriture qui permet au témoignage de passer encore. St Paul le comprendra bientôt lorsqu’il dira à une communauté chrétienne : « Vous êtes manifestement une lettre du Christ…écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit vivant » (2 Cor.3,3).

Le Père de Caussade, un auteur spirituel du 17ème siècle, cite ce passage d’une lettre aux Corinthiens. Il ajoute : « L’homme superbe n’étudie les livres que par curiosité. La volonté de Dieu n’étant pas unie à sa lecture ne reçoit que la lettre morte. » On ne peut recevoir le témoignage en s’enfermant dans ce que peuvent nous dire les historiens. Avec le développement des sciences humaines on a porté un regard critique sur les évangiles qui est assez décevant. L’histoire de Jésus telle que l’évangéliste la présente semble pauvre si on la réduit à ce qu’on peut savoir. A s’en tenir là on ressemble à ces Pharisiens qui croyaient connaître leur proie : « Nous savons qui il est… De Nazareth il ne peut rien sortir de bon ! » On ne peut recevoir le message de l’Evangile sans répondre à un appel qui dépasse ce que nos intelligences comprennent ou ce que nos yeux voient. Il fallait que notre aveugle prenne du recul pour en venir à dire « Je crois ! ». Il fallait que Jésus le prenne à l’écart pour faire entendre la question : « Crois-tu au Fils de l’Homme ? » Autrement dit « Crois-tu à cet homme qui prétend être le Fils d’un Père qui est aux cieux ? » Il fallait une deuxième guérison pour que s’ouvre un nouveau regard. Il fallait attendre la Résurrection pour qu’un petit groupe de disciples acquièrent cette manière de voir toute nouvelle.

Un pauvre Galiléen parcourait les routes de Palestine ; il était rempli de tendresse pour les laissés pour compte rencontrés sur son chemin, semblables à cet aveugle ; mais il s’est avéré incapable de faire entendre Celui dont il était le témoin. Sa pauvreté a atteint un comble au jour de la croix et c’est ce point extrême que Jean présente comme le cœur de son message : « Celui qui a vu en rend témoignage – son témoignage est véritable et celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyiez. »

Jean a vu et il a trouvé des mots à faire entendre. Voir et entendre : ces deux mots peuvent résumer l’aventure de l’aveugle. Elle commence par un toucher charnel ; celui-ci est présenté de telle sorte que, semble-t-il, le contact de ce corps qu’il va bientôt voir se confond avec la perception d’une parole. A la dernière page du texte il s’agit encore d’un toucher inséparable de la vision d’un corps à l’intérieur d’un échange de paroles. Thomas, absent lorsque Jésus s’était manifesté aux apôtres, ne pouvait croire que Jésus était ressuscité. Il fallait qu’on lui dise, à lui comme aux autres :   Touche mes plaies. » La résurrection avait fait du corps du Christ une parole nouvelle. Il fallait cette perception charnelle pour que, comme les dix autres, il entende l’appel et qu’il réponde « Mon Seigneur et mon Dieu ! ». Tant qu’il était visible, le corps du Christ était la parole à voir pour entrer dans la foi. Jésus, avant de disparaître, évoque ceux qui croiront après son retour dans les cieux. Heureux étaient les Onze lorsque leurs yeux se sont ouverts   « Les apôtres furent remplis de joie à la vue du Seigneur. » Mais   heureux aussi ceux qui croiront sans avoir vu » (20,19-29).

« Voir et entendre » : ces deux termes encadrent le début du livre que traditionnellement on appelle « prologue ». Le premier mot désigne ce qui est à entendre : « verbe » ou « parole » et l’ensemble se termine par la vision de l’invisible : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils Unique engendré, qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître » (1, 1- 18).

« De commencement en commencement »

« Au commencement était le Verbe… Tout fut par lu. » Nous n’avons pas vu ce commencement où la vie a jailli. Par le biais de l’aveugle guéri, Jean a vu, avec le coup de lance sur la croix, des mots écrits : « Jésus le Nazaréen, le roi des Juif. » Il y a reconnu, avec le Verbe de Dieu, le commencement du premier jour.

Les Pharisiens ne voyaient en Jésus qu’un rabbi de province qui ne payait pas de mine. En réalité les regards des Pharisiens ne pouvaient voir l’invisible, inséparable de ce que manifestait ce visage de Galiléen. « En lui était la vie », nous dit le texte en ses premières lignes. Mais qu’est-ce que la vie ? On ne peut répondre à cette question si on ne se laisse pas ouvrir les yeux.

Il a alors trouvé, à son tour, les mots qu’il a écrits pour prolonger le mystère de la croix et nous donner le regard de l’aveugle guéri. Ce regard a permis à ce dernier de reconnaître, dans son histoire, la Parole du commencement. Le commencement surgit encore mystérieusement, c’est le miracle de l’Evangile. Pour celui qui croit un nouveau regard est donné qui lui permet de chanter le poème d’Hélène Segara : « Tout commence aujourd’hui. »/

Je veux ressentir et revoir,
Renaitre d'un nouveau regard
Du bleu du soleil et des ailes
Me sentir infiniment nouvelle.

Refrain :
Tout commence aujourd'hui
Le reste de ma vie
Je l'écris, je le crie.

Michel Jondot

1- La traduction de cette phrase est proposée par l’auteur de l’article. Sans doute faut-il éclairer ce passage par les premiers mots : « Au commencement était… » et comprendre « Fondamentalement, originellement, dans le principe, je suis le fait que je vous parle ». L’ensemble de la citation est emprunté à la Bible de Jérusalem qui, pour sa part, traduit : « Dès le commencement ce que je vous dis. » / Retour au texte

En suivant l'Evangile de Jean (suite) :
2- Le travail du langage (discours après la Cène)