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L'emprise à Bethléem, en sortir...
Patricia Blanco et Yolande du Fayet de la Tour

Patricia est entrée dans la famille monastique de Bethléem à 21 ans. Elle y a vécu de 1995 à 2010. En 2020, elle écrit un livre : 15 ans dans l’enfer de la famille monastique de Bethléem (1). Yolande du Fayet de la Tour est Gestalt-thérapeute. Elle a travaillé avec la Commission Indépendante contre les Abus Sexuels dans l’Église (CIASE) et demeure très impliquée dans le traitement des abus tant spirituels que sexuels. Elles tentent de démonter les mécanismes d’emprise qui s’exercent en particulier dans la famille de Bethléem mais que l’on pourrait élargir à une certaine manière de vivre en Église aujourd’hui.

Cet entretien est écrit à partir d’extraits de la vidéo produite par Pascal Hubert sur sa chaîne YouTube :
L’emprise à Bethléem, en sortir (1h06). Cette vidéo mérite d’être regardée dans son intégralité.

Note : La Famille monastique de Bethléem, de l'Assomption de la Vierge et de saint Bruno est un institut de vie consacrée contemplatif et monastique de droit pontifical (i.e. : qui dépend directement de Rome et non des évêques diocésains). Née en 1951, elle s’est développée dans les années 1970-1990 dans le sillage des communautés nouvelles. Elle compte aujourd’hui environ 600 membres. Dans sa préface au livre de Patricia Blanco, Pierre Vignon (prêtre, lanceur d'alerte) écrit : « Les critères de la secte sont tous présents. Pas un ne manque. »

(2) Commentaires et débats

« Un des éléments de l’emprise est l’absence de frontières, l’absence d’intimité. »

Question de Pascal Hubert à Patricia : Comment l’emprise s’est exercée sur toi à l’origine ?

Patricia : Au début, on rentre dans le système et on ne se rend pas compte. Je pense que le départ de l’emprise est la rédaction quotidienne de ce qui est demandé à chaque moniale dès son entrée et durant toute sa vie : ce que l’on appelle « le cahier à la Vierge ». Tout ce que tu as fait dans la journée, tout ce que tu as pensé, tous tes désirs doivent être écrits dans un cahier qu’il faut remettre tous les soirs à ta prieure. Le lendemain elle te le rend avec ses corrections. Au début on ne se rend pas compte. On joue le jeu de la transparence puisqu’on nous dit que c’est pour progresser dans la vie spirituelle. Avec le temps on voit qu’en fait il s’agit de mieux nous connaître afin de mieux nous manipuler. A partir de là, les supérieures font de nous tout ce qu’elles veulent. Si elles veulent nous écraser, nous mépriser, nous leur avons fourni tous les outils en remplissant ce cahier. L’emprise s’exerce également dans beaucoup d’autres directions au cours de la vie quotidienne. Mais je pense que tout part de la transparence totale qu’on nous oblige à vivre.

Yolande : Un des éléments de l’emprise est l’absence de frontières, l’absence d’intimité. Il y a emprise quand l’autre vous englobe, vous envahit, vous prend tout. Dans une relation à deux, quelque chose doit demeurer insaisissable, imprenable, non accessible. Cet insaisissable pousse, donne l’élan à aller vers l’autre. Dans l’emprise, tout est « pris » : il n’y a plus rien qui m’appartienne en propre, on me demande de tout donner de moi à l’autre. L’un des éléments qui favorise l’emprise est l’absence de frontières et, se reconstruire consiste à rétablir des frontières. Comment le fait-on ? En marquant une différence entre l’autre et moi : en lui disant « non ». Par exemple, si quelqu’un me dit que le café à la crème est meilleur que le café non sucré, il faut que je puisse lui dire : « non, moi je préfère le café non sucré. » Cela va m’amener à me donner progressivement, en fonction de la confiance et surtout en fonction du degré d’intimité que je désire instaurer avec l’autre. Il est important que je maîtrise ce processus et que ce soit moi qui donne. Il y a emprise lorsque c’est l’autre qui prend quelque chose que je n’ai pas forcément envie de donner mais dont il a réussi finalement à me déposséder. Il est important de se rappeler que l’emprise existe toujours à deux ou à plusieurs. La perversion n’existe que parce qu’il y a deux acteurs. Il est très important de garder ses propres frontières et c’est en même temps très compliqué. En effet, pour être en relation, on va comme diluer nos frontières pour faire du « nous ». L’enjeu est : comment faire du nous sans me perdre ? (…) Quelqu’un qui, dès l’enfance, aura vécu dans un environnement où les adultes ne l’autorisent pas à dire non, aura toute sa vie du mal à se différencier, à oser dire un désaccord avec le groupe. Il ne se croit pas légitime à le faire. L’emprise est le lieu où l’on donne trop de pouvoir à l’autre. Cette illustration du cahier est emblématique.

Patricia : A Bethléem, avoir une frontière est de l’inconcevable. On ouvre tout notre for interne et c’est la normalité. Jamais nous ne nous posons la question de mettre des frontières. On nous demandait d’être un livre ouvert pour qu’on puisse nous aider à devenir saintes. Pour moi, si je faisais la transparence je la faisais bien, totalement, ou je ne la faisais pas.

« Quand l’autre prétend savoir mieux que toi ce qui est bon pour toi, alors il ou elle te fait perdre ton âme, le système d’aliénation est en place. »

Yolande : Tu dis que c’était pour vous aider à devenir saintes. Là tu pointes sur un autre élément de l’emprise : le savoir sur l’autre. C’est d’une immense violence qui joue particulièrement dans l’Église. En effet elle se considère comme celle qui détient le savoir sur la théologie, sur l’explication du monde, sur l’invisible, sur la destinée humaine, etc. Quand l’autre prétend savoir mieux que toi ce qui est bon pour toi, alors il ou elle te fait perdre ton âme, le système d’aliénation est en place. Demander à l’autre de tout lui dire afin de l’aider à devenir sainte signifie que la sainteté consiste à être manipulée comme une marionnette. On fait croire à la victime que l’autre sait mieux. Du coup la victime va totalement abandonner son libre arbitre et sa faculté de discernement. Or ce qui est bon pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. Nous sommes tous différents. On ne peut pas accepter que l’autre détienne un savoir sur soi à la place de soi. C’est pourtant ce qui se passe souvent dans les communautés et dans les systèmes d’endoctrinement, en religion mais en politique également. Cela se traduit par : « Je sais ce que tu dois penser, je sais ce qui est bien pour toi, je sais comment il faut faire pour que cela soit bien pour toi. » On fait de la personne une sorte de coquille vide que l’autre va remplir avec ce qu’il a décidé être bon pour nous. C’est cela la déshumanisation. (…) L’étau se referme et il est ensuite souvent trop difficile d’en sortir. Si quelqu’un en a cependant le désir, il va y avoir des tentatives d’isolement de cette personne. Celle qui sort un peu du lot est désignée comme la menace à la stabilité du groupe. Cela permet de la diaboliser. On va tenter de la mettre au silence ou de l’exclure, en évitant d’en avertir les autres membres de la communauté. La victime elle-même se vit comme une menace et n’ose plus émettre un jugement différent ou poser une frontière. On sombre dans la confusion au sein d’un groupe indistinct, dans l’idéologie. Il est très difficile d’en sortir.

Patricia : À Bethléem, on ne nous disait pas : on sait mieux que toi donc fais nous confiance. C’est plus subtil. On nous disait : Dieu te parle à travers nous. S’il en est ainsi, si nous voulons être saintes, il faut exécuter tout ce que dit la prieure sans se poser de questions.

Yolande : Ce que tu dis est vraiment l’argument d’autorité. On arrive au cœur du sujet : l’emprise est une relation perverse. Autrement dit une relation où l’un a le pouvoir et l’autre est soumis. C’est le couple sadomasochiste, au-delà de l’aspect sexuel : une création particulière d’une forme de lien dissymétrique. Dans l’Église, on sait comment cela fonctionne : ceux qui ont le pouvoir sont des gens sacrés, les prêtres, les évêques. Un sacrement, une sorte de rituel, donne du pouvoir à certaines personnes et pas à d’autres. Ce qui leur donne du pouvoir est un savoir soi-disant infusé par Dieu lui-même. Comme Dieu dans l’Église est tout puissant, cela donne de la puissance à la puissance. Quand on est, comme prêtre, un autre Christ et que le savoir que l’on a est celui de Dieu, on a organisé une situation où TOUT pouvoir – on ne peut pas faire plus – est détenu dans les mains de certains. Dans une communauté religieuse, la prieure est comme investie de ce pouvoir. La règle est posée d’emblée mais il est faux de parler de relations alors qu’il s’agit d’un système d’obéissance et de soumission. En effet, normalement une relation est symétrique. Quand elle ne l’est pas, comme c’est le cas par exemple d’un enseignant avec ses élèves, celui qui est en situation de pouvoir a le devoir de mettre en place un cadre qui permet à l’autre d’exister.

La novlangue de l’Église catholique permet d’occulter l’emprise

Question de Pascal Hubert : il peut y avoir emprise dans des relations de couples ou dans des relations de travail. Mais quelle est la novlangue qui joue dans une communauté religieuse et permet ce phénomène d’emprise ?

Yolande : Il s’agit bien de novlangue car, dans l’Église, les mots n’ont plus le même sens qu’ailleurs. Cela sème de la confusion et c’est grâce à cette confusion que la victime se trouve prise au piège. Par exemple, dans l’Église catholique on parle d’humilité là où bien souvent il n’est décrit que de l’humiliation. Parler d’obéissance à un chef qui sait mieux que nous et à qui nous avons abandonné nos frontières occulte le fait qu’il s’agisse d’emprise. La sexualité, au sens de la libido donc bien au-delà de la génitalité sexuelle, est notre force vitale. Or il faudrait, dans l’Église catholique, revoir totalement le discours sur la sexualité. Il y a un lissage de la libido dans des discours et des pratiques prônant la bonne entente entre tous. La colère est très mal vue, considérée comme un péché. Or il s’agit d’une émotion et toutes les émotions sont positives. Elles servent à quelque chose. La colère, en psychologie, est l’émotion du territoire et de l’intégrité. Si on arrivait à mettre des mots au lieu de se mettre en colère, on dirait : « Je ne suis pas traitée comme j’aimerais l’être ; il y a quelque chose où je ne suis pas humanisée, respectée comme personne. » La colère est l’émotion qui survient quand l’autre dépasse nos frontières. Le statut de la colère dans l’Église catholique manifeste comment on a coupé à la racine toute capacité de dire non. Quand notre intégrité est menacée, on nous empêche d’utiliser un verrou de sauvegarde et de survie.

Patricia : À Bethléem, c’est un péché quand les subalternes se mettent en colère. La fondatrice faisait des colères telles que je n’en avais jamais vu ailleurs. Mais on nous disait que chez elle il s’agissait de saintes colères comme celles de Jésus au Temple lorsqu’il jeta à terre les tables des vendeurs. Mais si c’était nous qui faisions une colère, nous étions les plus grandes des pécheresses. Il fallait s’allonger par terre et demander pardon. Un jour on m’a obligée à aller me confesser pour une colère que j’ai faite. Il s’agissait pour moi de dénoncer une situation de mensonge. Pour moi, quand on touche à la vérité sur une situation, je ne peux pas le supporter et la colère explose. La prieure m’a dit d’aller me confesser et j’ai refusé. Je lui ai dit que cela n’avait pas de sens pour moi puisque je ne regrettais rien et que si c’était à refaire je le referais. Elle m’y a obligée en m’emmenant elle-même devant le prêtre pour me confesser. On n’oblige pas quelqu’un à se confesser, à demander pardon pour quelque chose qu’on ne regrette pas.

Yolande : L’empêchement de l’émergence de la colère participe de l’organisation perverse en faisant du sujet quelqu’un d’obéissant et d’aliéné. Plus il l’est plus le pouvoir de l’autre est sans limite. Quand on est parti dans une relation où on est toujours l’objet de l’autre et non le sujet, il est très difficile d’en sortir.

Comment sortir de l’emprise ?

Yolande : Rétablir des frontières, apprendre à dire non, multiplier les sources de vérité et se rappeler que personne ne la possède, diversifier ses appartenances et cultiver le métissage dans tous les domaines.

Patricia : Je suis restée quinze ans dans la famille monastique de Bethléem avant d’arriver à en sortir, malgré deux tentatives que j’avais faites précédemment. Les supérieures nous disent que notre souffrance vient de notre manque de sainteté et nous ne voulons pas trahir Dieu. Dans les dernières années, j’ai pris conscience que c’est en restant que je finirais en enfer. J’étais donc décidée à partir mais je n’avais pas fait d’études. Pour des raisons personnelles, je ne pouvais pas revenir dans ma famille. Si je sortais je serais à la rue, dans une insécurité totale. Je n’aurais rien. Comme je continuais à avoir une vocation d’ermite, je me suis dit : Je pars ! Proche d’un village je trouverai un pont et tous les jours je frapperai aux portes pour demander un peu de pain. Pour moi je pouvais continuer ainsi ma vie d’ermite. Mais certaines, qui ont quitté, ne croient même plus en Dieu. Comment envisager de quitter la communauté où tu as un toit, où on te donne à manger même si tu ne peux pas travailler, où on t’habille ? Cette sécurité-là, en sortant, tu ne vas plus l’avoir. Si tu veux manger, il va falloir que tu te bouges pour trouver du travail alors que tu peux rester dans la communauté, rendre la vie impossible à tout le monde, mais que tu ne manqueras de rien. Et plus les années passent moins on a de chances de trouver du travail.

Pour moi, même si dès le début de ma vie à Bethléem je me suis demandé si j’étais à ma place, le déclic s’est fait au bout de quinze ans. Il s’est fait alors en une seconde. Tout est parti d’une colère que la secrétaire générale m’avait faite au téléphone. Toute l’angoisse, après deux années un peu de calme, était revenue. J’ai pris conscience que je ne pouvais pas dépendre des humeurs de la secrétaire générale. Le déclic s’est fait. Je me suis dit : en fait suis-je à Bethléem pour elle ou pour Dieu ? La veille encore, j’étais sûre de rester à Bethléem jusqu’à ma mort alors que je n’y étais pas à ma place.

Dans le livre qu’elle a écrit en 2020 sur son histoire, Patricia précise (2).  :

« Pour une sœur qui prend conscience qu’elle n’est pas à sa place en communauté, il faut beaucoup de courage pour quitter et affronter un monde qui lui est totalement inconnu et dont elle ignore toutes les difficultés. Je réalise (au moment de mon départ) que non seulement je ne peux compter dans l’immédiat sur aucun soutien de la communauté et aussi que la communauté n’a pas fait ce qui était de son devoir en prévision de ma retraite. Toute sœur a le droit de quitter sa communauté religieuse, sinon cette communauté ne serait rien d’autre qu’une secte.

En vérité, dans ma situation actuelle, il m’arrive de penser que j’ai été punie par la communauté !
Sinon pourquoi ne m’a-t-elle pas aidée :
1- À trouver un travail.
2- À me dire ce qu’il fallait pour trouver un logement et ce qu’est un contrat de loyer et une simple quittance.
3- À me dire ce qu’est la Sécurité Sociale dont j’ignorais même l’existence, puisqu’aucune sœur ne gère ses papiers, ni même ne possède ses papiers d’identité, ni rien, car tout est géré par une sœur de la communauté.
4- Ou à m’informer des démarches à entreprendre pour obtenir la CMU, pour pouvoir me faire soigner tant que je n’avais pas de revenus.
5- À m’expliquer comment ouvrir et gérer un compte bancaire, indispensable pour le versement des salaires (je croyais que mon salaire pouvait m’être versé en espèces sans savoir que ce n’était pas légal).
6- À me parler de Pôle emploi, dont j’ignorais l’existence…
7- À me parler de la CAF – je ne savais pas ce que c’était.
8- À me parler de l’Euro qui n’existait pas à mon entrée dans l’ordre. Une fois au couvent, pas un sou ne passait entre mes mains… J’étais complètement perdue, les Pesetas et les Francs n’existaient plus…
9- À me parler d’Internet, des téléphones sans fils, etc. En quinze ans, tant de choses avaient changé dont je ne savais rien.
10- À me parler de la Croix Rouge sur Lourdes (3). où j’aurais pu acheter du linge à un euro, au lieu d’être obligée d’aller dans des magasins trop chers pour quelqu’un qui n’a pas encore de revenus. Or je devais être bien habillée pour aller travailler…
Pourquoi ne m’ont-elles pas proposé, pendant un certain temps, un accompagnement par une amie ou connaissance de Bethléem pour m’aider à démarrer dans ma nouvelle vie ?

À sa sortie de Bethléem, Patricia n’a eu aucun soutien de son ancienne communauté, cependant elle n’a pas vécu sous les ponts comme elle l’envisageait. Elle a trouvé une chambre et un petit travail. Elle s’est ensuite mariée et elle est aujourd’hui mère de deux enfants de 8 et 10 ans. Elle écrit (4).  :

« Aujourd’hui, je ne suis plus religieuse ! Mais j’ai eu l’immense cadeau, la grande grâce, l’énorme chance d’être mère et d’avoir deux enfants, mes deux fabuleux trésors, le plus grand cadeau que Dieu m’a fait dans la vie. (…) D’avoir quitté le couvent ne constitue pas une trahison, ni de Son côté ni du mien, mais seulement un changement de direction. Puisqu’on chemine toujours ensemble, on ne s’est jamais quitté. Finalement, l’Union avec Dieu, c’est quoi ? C’est cela, ne jamais se quitter. Et je sais dans mon cœur que ma profession religieuse a toujours été vraie et sincère envers Dieu : J’avais choisi d’unir ma vie à la sienne ! J’ai été, je suis et je resterai unie à Lui pour l’éternité !

Patricia Blanco-Suarez et Yolande du Fayet de la Tour,
mis en ligne septembre 2022
Peintures de Egon Schiele

1- 15 ans dans l’enfer de la famille monastique de Bethléem, Patricia Blanco Suarez – Préface de Pierre Vignon – Éditions Les impliqués. / Retour au texte
2- Ibidem, pages 214 et ss / Retour au texte
3- Lieu où Patricia a trouvé un abri à sa sortie du monastère. / Retour au texte
4- Cf note 1, pages 224-225 / Retour au texte