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Violences sexuelles entre mineurs
Prise en charge psychologique des mineurs victimes
Richard Ziadé

Richard Ziadé est un ami de longue date de Dieu maintenant. Psychologue, il est directeur pédagogique de l’association Jean Cotxet qui œuvre dans la protection de l’enfance. Il intervient auprès d’enfants et d’adolescents auteurs et/ou victimes de violence. Il nous fait part de son expérience. Ce texte était destiné originellement à un colloque entre spécialistes. Il est néanmoins de lecture facile mais certaines scènes peuvent choquer des lecteurs moins habitués qu'eux à entendre ce genre de situations(1).

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Première partie

Le « jeu du Juge, du Bourreau et de la Victime »
Les enfants auteurs et victimes de violence
Donner un sens aux comportements aberrants
Quels traitements pour les enfants auteurs/victimes de violence ?
Ne pas installer les enfants dans le seul statut de victimes

Deuxième partie

Retentissements sur la vie sociale des mineurs abusés sexuellement
Le recours à l’agir violent pour échapper à l’angoisse
Les auteurs de violences intrafamiliales
En conclusion

Première partie

Le « jeu du Juge, du Bourreau et de la Victime »

Lorsque j’ai commencé à travailler en protection de l’enfance, je fus un jour témoin d’un étrange jeu de rôle entre trois adolescents : le « jeu du Juge, du Bourreau et de la Victime ».

L’adolescent qui tenait le rôle du juge prononçait une peine à infliger à la victime (par exemple de recevoir un coup ou de subir une humiliation) ; celui-ci recevait ladite peine, sans broncher, par le bourreau qui devait impérativement s’exécuter. Puis les trois protagonistes changeaient de statut : le juge devenait bourreau, le bourreau devenait victime et la victime devenait juge. Le « jeu » semblait se réguler ainsi entre les trois adolescents qui m’expliquaient que si une peine était trop violente le tour d’après pourrait se venger l’ancienne victime devenue juge, et que je ne devais donc pas m’inquiéter. Je m’interrogeais sur la nature de la « peine », du passage du chagrin à la violence…

Tout au long de ma carrière de psychologue en protection de l’enfance, je réalisais que les enfants et les adolescents s’adonnent de temps en temps, lorsque les adultes relâchent leur surveillance, à des « jeux » de domination / soumission sur les plans physique psychique ou sexuelle, sur un mode parfois sadomasochiste.

Ainsi, à maintes reprises, de jeunes enfants, garçons et filles, ont été surpris par leurs éducateurs, souvent dans la « salle télé », dans des scènes dégradantes qu’on pourrait qualifier de « perverses » si les protagonistes étaient plus âgés : l’un d’eux ordonnait par exemple à un autre de déshabiller un troisième enfant et de pratiquer sur lui des attouchements ; certains enfants devaient rester spectateurs-voyeurs, pendant qu’un autre « camarade de jeu » filmait la scène avec son smartphone et qu’un dernier tenait le rôle du « guetteur », se tenant devant la porte de la salle pour donner l’alerte au cas où l’éducateur revenait.

On peut s’interroger sur la nature de ces mises en scène sordides. Ces jeux sexuels dégradés n’ont assurément pas de valeur symbolique (comme le jeu de la maîtresse ou du docteur qui s’identifient positivement ainsi à des adultes responsables) ou de fonction initiatique (franchir l’étape de l’adolescence). Ils revêtent un caractère psychopathologique et nous questionnent sur le vécu traumatique des mineurs concernés : à quoi ont-ils précédemment assisté ? Qu’ont-ils subi avant d’être confiés au foyer éducatif ?

Nous parlons de « jeux » d’une part parce que c’est ainsi que la plupart du temps les enfants qualifient les actes transgressifs qu’ils commettent : « ce n’est rien, on joue… » ; d’autre part du fait du caractère manifestement scénique de ce type de situations. On peut faire l’hypothèse que quelque chose de difficilement représentable mentalement (un événement traumatique) tente d’être symbolisé en le rejouant sous forme théâtrale (les auteurs, les acteurs, les spectateurs), par une représentation visuelle. En psychanalyse on parlerait de l’échec du passage de la pulsion scopique (stade du vouloir voir) à la pulsion épistémologique (renoncer à tout voir et investir dans le savoir).

Enfin, faut-il rappeler que les adultes qui abusent de jeunes enfants utilisent pernicieusement le terme de « jeu » pour les amadouer ?

Les enfants auteurs et victimes de violence

Quel traitement proposer aux enfants surpris dans cette mise en scène ? doit-on en incriminer les seuls « auteurs » (l’instigateur du jeu, l’agresseur contraint de s’exécuter, le guetteur, les spectateurs) et soutenir l’enfant qui se laisse abuser ? Ne sont-ils pas plutôt tous victimes ?

Lorsque la prévention primaire ou secondaire n’a pas permis d’éviter ce type de scène (par la surveillance mais surtout par des groupes de parole (où on aborde la question de l’éducation affective et sexuelle) et des entretiens individuels (au cours desquels on évoque les risques en rapport avec les antécédents familiaux), il convient de recourir à la prévention tertiaire, ciblée vers les enfants reconnus auteurs ou victimes, par un projet thérapeutique individualisé.

Il n’est pas rare de découvrir, après une agression sexuelle que l’auteur de l’agression a été lui-même victime. En voici un exemple :
Fanny, 6 ans, hurle douloureusement en se réveillant. Jessica, sa camarade de chambre à peine plus âgée, l’a déshabillée dans son sommeil et a introduit « pour jouer » un crayon dans son vagin.
L’éducatrice de la Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS), horrifiée de cet acte brutal, hurle sur Jessica et lui lance dans sa colère : « je ne veux plus jamais entendre ce genre de choses ! »
La réaction de l’éducatrice est bien compréhensible au vu de l’agression commise par une enfant si jeune et de l’émotion que cela suscite en elle. Ses propos peuvent cependant être mal interprétés par la fillette et lui laisser penser que l’éducatrice n’aura pas la capacité d’entendre son appel au secours à travers ce qu’elle a confusément et violemment agi.
On apprendra plus tard que Jessica avait été abusée dans sa famille avant d’être placée à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) et continuait sans doute de l’être du fait qu’elle retournait au domicile de ses parents un week-end sur deux. Jessica, auteure d’agression sur une enfant était aussi victime.

La reproduction de la violence par un mineur sur un autre mineur doit être considérée d’un point de vue psychopathologique. En tant que symptôme, elle a, en premier lieu une valeur expressive : l’enfant cherche par des moyens inappropriés à montrer « quelque chose » qui l’envahit et qu’il n’arrive pas à énoncer. Par cet acte « troublant », Jessica cherchait, sans en avoir vraiment conscience, à « faire voir son trouble » à son éducatrice, à lui révéler visuellement ce qu’elle n’arrivait pas à verbaliser et que personne dans l’établissement éducatif ne soupçonnait alors. En tant que mécanisme de défense psychique inopérant, un symptôme psychopathologique est, en second lieu, une tentative, mais toujours vaine, de se décharger définitivement d’une souffrance qui ronge intérieurement le sujet.

Jessica tentait, en reproduisant sur Fanny une agression similaire à celle qu’elle avait subie, d’échapper à une angoisse massive en la « refilant » à une autre fillette, comme lorsque les enfants jouent à « chat » : « là, je t’ai touchée, c’est toi qui y es et je n’y suis plus… »

Mais cela ne fonctionne évidemment pas de la sorte : on ne se débarrasse jamais de sa souffrance ou de sa honte en faisant souffrir autrui, en lui « mettant la honte », en lui infligeant ce qu’on a soi-même subi.

Donner un sens aux comportements aberrants

Travailler efficacement auprès d’enfants maltraités nécessite, entre autres, de développer sa capacité à trouver les mots justes, pour leur manifester de la compréhension, les sécuriser et les éduquer avec bienveillance. Mais cela est parfois bien difficile face aux situations d’agression sexuelle, lorsqu’on se retrouve face à l’innommable, à une violence impensable.

Passé l’état premier de la sidération, lorsque nous sommes témoins d’actes aussi extrêmes et déstabilisants que celui posé par Jessica sur Fanny, il nous revient de chercher à comprendre, de donner sens aux comportements aberrants observés pour prévenir leur réitération et entamer un traitement psychothérapeutique. C’est le rôle du psychologue qui travaille auprès de l’équipe éducative que de sensibiliser ou former les adultes qui accompagnent au quotidien des enfants victimes à la dimension psychopathologique et de prendre le relais de la parole auprès de l’enfant avant de l’adresser ensuite à un psychothérapeute en ville.

Aurait-on pu aborder avec Jessica sa maltraitance subie si elle n’avait pas agi de façon si terrible ? Disposait-on d’informations suffisantes lors de l’admission de la fillette ? Avons-nous manqué de clairvoyance malgré les différentes réunions de synthèse où la situation de la mineure a été évoquée ? Force est de constater que c’est fréquemment dans « l’après coup » qu’on découvre qu’un enfant devenu auteur a été précédemment victime d’agression sexuelle. Plus généralement, l’abord psychothérapeutique avec un enfant discret ou peu disert n’est parfois possible qu’après un trouble du comportement, un « passage à l’acte » en lien avec son trouble intérieur consécutif à un psycho traumatisme non identifié.

La surveillance éducative est bien sûr indispensable pour éliminer ou diminuer le risque de comportements violents à l’intérieur d’un foyer éducatif. Elle est cependant insuffisante en ce qu’on peut passer à côté de violences moins tangibles, non reconnues comme telles par le mineur (du fait de son âge ou de l’attitude paradoxale de l’auteur à son égard où l’agression sexuelle est présentée comme un acte d’amour) ou trop honteuses à révéler. Le potentiel destructeur du psycho traumatisme s’amplifie avec le temps faute d’un traitement psychothérapeutique approprié et conduire la victime, parfois des années après, à des pathologies du lien (soumission, emprise) ou reproduction de violences en tant qu’auteur ou en tant que victime

Quels traitements pour les enfants auteurs/victimes de violence ?

En protection de l’enfance, nous abordons la question du traitement psycho-éducatif dans une triple approche : institutionnelle (la mission de l’Aide Sociale à l’Enfance, les moyens mis en œuvre, l’articulation entre les différents intervenants au sein de l’association ou en relation partenariale) ; clinique (l’observation éclairée par la psychopathologie, l’écoute, les entretiens formels et informels avec l’enfant et avec sa famille, la médiation par des activités collectives) ; et relationnelle (la formation à la relation d’aide, le déploiement de ses ressources pour se sentir plus à l’aise face aux situations de violence sexuelle, savoir varier son registre d’intervention en fonction de l’âge et la personnalité de l’enfant).

Au plan institutionnel, l’association Jean Cotxet œuvre exclusivement, dans différentes modalités d’accompagnement, dans le cadre de la Protection de l’Enfance.
Nous prenons en charge des enfants et des adolescents considérés en danger ou en risque de danger du fait que leur santé, leur sécurité, leur moralité ou leur éducation sont compromises ou insuffisamment préservées.
Les garçons et les filles que nous accueillons ou accompagnons ont vécu, à des degrés divers, des situations isolées ou répétées qui ont entravé leur développement physique et psychique. Ils ont été, selon les cas, victimes de carences, de violences multiformes ou de distorsions relationnelles.

Lorsque la situation ne présente « pas trop de gravité », le mineur est accompagné à son domicile, avec plus ou moins d’intensité dans l’intervention, par une équipe pluriprofessionnelle qui veille à ce que la situation ne se dégrade pas et à sensibiliser la famille aux besoins de leur enfant par un travail dit de soutien à la parentalité.
Dans le cas contraire, le juge des enfants ordonne une mesure dite de placement, confie le mineur à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) qui l’oriente alors en Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS) ou vers un Service d’Accueil Familial (SAF).

Il est fondamental de disposer, dès l’admission de l’enfant dans un établissement éducatif ou en service d’accueil familial, d’informations fiables sur le vécu de l’enfant.
Certains enfants ont subi des violences sexuelles avérées, identifiées et nommées lors de l’admission du mineur. Elles sont majoritairement le fait de la famille (parents, grands-parents, famille élargie, fratrie).

C’est le cas de Sandra, 7 ans, contrainte de faire des fellations par son frère de 10 ans, à lui et à ses camarades placés dans un précédent établissement éducatif.

Lors de l’entretien d’admission dans le nouveau foyer éducatif, Sandra est quasi mutique. Elle met cependant son index dans sa bouche et effectue des mouvements de va et vient en me regardant intensément. Je lui dis alors que j’ai vu ce qu’elle cherchait à me dire et qu’elle peut désormais enlever le doigt de sa bouche, qu’elle pourra - si elle le veut - parler plus tard de ce qu’elle ne peut pas me dire maintenant mais qu’elle me montre par ce geste. J’ajoute qu’on ne parlera pas uniquement de ce qu’elle a subi, mais aussi de sa scolarité, de ses amis, de ses projets. Il convient en effet de ne pas se limiter à aborder le sujet difficile de l’abus sexuel, mais également de s’intéresser à l’ensemble du développement de l’enfant, avec sérénité et confiance dans les ressources mobilisables de l’enfant.

Moins d’un après l’accueil de Sandra, nous avons décidé d’accueillir son frère aîné, l’auteur des violences sur sa petite sœur, afin de l’aider également à dépasser cet évènement et normaliser les relations au sein de la fratrie.

J’ai ainsi reçu individuellement chaque enfant en entretien, ainsi que chaque enfant avec leur père (la mère, présentée par le référent de l’ASE comme psychotique ne s’est jamais présentée aux entretiens que je lui ai proposés) et les deux enfants ensemble, avec leurs éducateurs respectifs. Ils ont pu regagner le domicile de leur père au bout de deux années de prise en charge.

Plus fréquemment, il est évoqué, dans les rapports en vue de l’admission au sein de notre association, des « suspicions » de violence sexuelle. Les travailleurs sociaux écrivent ou disent, de façon allusive, qu’« on ne peut pas écarter un possible abus sexuel », donnant une multitude de détails plus ou moins préoccupants, une accumulation de « signaux faibles » (pas de porte à la salle de bain, pas de lits attitrés, relations familiales ambiguës…) qui laissent penser que le mineur a vécu dans un climat dit « confus ou incestuel ».

Il nous appartient durant le temps de la prise en charge du mineur, de traiter les effets de cette confusion (introduire des repères symboliques, travailler la séparation-individuation) mais aussi de s’assurer que le mineur n’a pas également été abusé sexuellement, de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse, de dépasser le niveau de l’intuition ou du récit imaginaire par une démarche clinique partagée.

Pour y parvenir, les temps d’échange et d’analyse avec tous les adultes de la MECS ou du SAF sont particulièrement précieux. Les maîtresses de maison, la secrétaire ou l’agent d’entretien sont à ce propos parfois détenteurs d’informations très signifiantes.

Ne pas installer les enfants dans le seul statut de victimes

Lorsqu’un mineur a été victime, nous lui signifions qu’il sera désormais bien traité, reconnaissons qu’il n’a pas été respecté en tant que sujet de droit et de désir. Mais nous sommes aussi soucieux de ne pas l’installer ou le laisser s’installer dans un statut définitif de victime. S’il a subi un grave préjudice qui risque de compromettre son développement, il a aussi des compétences pour se rétablir et nous l’accompagnerons afin de mobiliser ses ressources d’adaptation, son potentiel de résilience et sa capacité à se projeter sereinement vers l’avenir.

L’évolution sur le plan psychologique d’un mineur qui a été victime de violence sexuelle dépend de plusieurs facteurs, parmi lesquels : la nature, l’intensité et la durée des faits de violence ; la relation et le lien avec l’auteur des violences (un ou des parents, un frère ou une sœur, un autre mineur…) ; l’âge du mineur au moment des faits, sa personnalité, ses modes de défense ; les réponses de l’environnement (celle de la justice, du soin, le maintien ou la rupture des liens familiaux).

Il ne suffit pas de mettre ces enfants à l’abri ni de centrer la thérapie sur la violence subie : tous les domaines du développement de l’enfant doivent impérativement être considérés – et particulièrement ceux de l’affectivité, des apprentissages et de la socialisation – car ils peuvent être affectés, avec des manifestations parfois tardives, au cours des périodes de remaniement psychique (accès à l’âge adulte, premières relations sexuelles consenties, vie en couple…).

Richard Ziadé, mise en ligne février 2024
Peintures d'Hélène Schjerfbeck

Deuxième partie

Retentissements sur la vie sociale des mineurs abusés sexuellement

Les abus sexuels sur mineurs ont un retentissement très important sur l’accès aux apprentissages et à l’intégration sociale. En voici un exemple :

Leila, 14 ans, avait été accueillie à l’âge de 7 ans dans un foyer éducatif. Souffrant d’une déficience intellectuelle légère, mal dans son corps, Leila subissait une histoire familiale « confuse » et une dynamique pathogène : sa mère s’était mariée avec un homme plus âgé qu’elle de vingt-huit ans, ancien « client » régulier de sa mère à elle, qui se prostituait à son domicile. Le père biologique de Leila était un voisin du couple, « amant officiel » de la mère, avec le consentement de son mari. Leila avait donc un Papa (son père biologique) et un Papy (son père légal).

Une première Leila était née deux années avant la naissance de la seconde Leila, décédée subitement après quelques semaines de vie.
Leila portait dès sa naissance un lourd fardeau. Sa mère lui parlait toujours de sa « petite sœur » décédée et lui avait « offert » une photo de sa tombe sur laquelle était lisiblement inscrit le prénom de Leila. L’enfant était complètement désorientée, perdue dans sa filiation, refusait d’être une fille et avait un comportement très adhésif (collait physiquement à ses camarades ou à l’adulte) ou négatif envers les autres (« tu pues », « c’est dégueulasse ce qu’on mange » …). Elle pouvait par exemple imposer à une camarade de mettre dans sa bouche le chewing-gum qu’elle avait mâché. À l’adolescence, elle avait eu des gestes déplacés envers les autres filles accueillies, les attouchant sur les seins ou les parties génitales. C’est à la suite de ces comportements inadaptés, repris par l’équipe éducative et la psychologue que Leila révélera, après près de sept ans d’accueil en MECS, que sa mère abusait régulièrement d’elle depuis sa petite enfance. Sa déficience intellectuelle résultait de toutes ces confusions familiales et la préservait sans doute, mais bien mal, d’une réalité insoutenable, celle d’avoir à penser l’impensable.

Certains mineurs accueillis n’ont pas subi directement des violences sexuelles (reconnues comme telles pénalement) mais des actes d’effraction corporelle, qui sont tout aussi destructeurs.

Farida, 13 ans, vient d’être accueillie au foyer éducatif. Elle est très perturbée, a un comportement agité et provocateur. Sa grande sœur s’était plainte d’attitudes inappropriées de la part de son père sans pour autant être plus explicite. Toutes deux ont été placées, dans des lieux différents. Aucune poursuite pénale à l’encontre du père n’avait été engagée.
Suite à une crise clastique, passée de la colère à l’effondrement, Farida est reçue dans mon bureau. Elle me raconte qu’il y a deux années de cela, un après-midi après l’école, elle était à sa fenêtre en train de discuter avec des garçons de sa cité. Sa belle-mère avait rapporté ce fait à son mari. À son retour au domicile, celui-ci avait ordonné à sa fille de s’asseoir devant un miroir, l’avait longuement coiffée avec une douceur suspecte et sans dire un mot (elle en était intérieurement terrorisée) ; puis il avait ordonné à son fils aîné de lui amener des ciseaux, de couper les cheveux de sa sœur, de les mettre dans un sac-poubelle et de placer la poubelle en évidence, en bas de la fenêtre, ajoutant : « pour que ta sœur, qui aime regarder par la fenêtre, voie bien les conséquences de son comportement ! ».

En évoquant ce souvenir traumatique, Farida s’écroule en pleurs et me dit : « ce qu’il m’a fait est pire que ce qu’il a fait à ma sœur mais tout le monde s’en fiche ! ».
Farida avait tenté de parler de ce qu’elle avait enduré à son enseignante de CM2 : elle avait rendu copie blanche à un devoir sur table alors qu’elle connaissait bien le sujet. L’institutrice lui avait fait une remarque à ce sujet et Farida l’avait alors regardée intensément en tordant devant elle la bague que sa maman, décédée, lui avait donnée quand elle avait 10 ans.
L’enseignante n’a pas compris qu’il s’agissait là d’un appel désespéré.
Lorsque je fais remarquer à Farida qu’il y a un énorme écart entre ce qu’elle hurlait intérieurement et ce qu’a pu entendre ou voir l’institutrice, l’adolescente fond à nouveau en larmes et me lance « mais j’en sais rien moi, qu’est-ce qu’on leur apprend aux profs ? ».

La formation des adultes sur les questions de maltraitance est essentielle : beaucoup de mineurs se sont retrouvés dans une situation analogue à celle de Farida.
D’un point de vue psychologique, la violence est altruicide : l’autre n’est pas reconnu en tant qu’autre, il n’est qu’objet partiel de sa propre jouissance, il peut donc être manipulé ou annulé selon son bon plaisir.
La violence s’exprime dans le cas du père de Farida sur un mode pervers, « froidement destructeur ».
L’effraction dans l’intimité d’un mineur crée une brèche dans son système défensif au plan psychique. Les effets du psychotraumatisme sont polymorphes et versatiles et touchent l’ensemble des domaines du développement, allant d’une pseudo-adaptation au monde (adaptation dite « en surface ») à des tableaux cliniques très lourds.
Certaines manifestations de jeunes qui ont été victimes sont « bruyantes » : troubles du comportement, révolte, surexcitation, fugues, violences physiques, agressions sexuelles sur d’autres mineurs, conduites prostitutionnelles.
D’autres manifestations sont plus discrètes ou cachées mais tout aussi dévastatrices : pleurs, conduites d’échec (sur le plans scolaire, professionnel, affectif, social…), inhibition, manque de confiance et d’estime de soi, comportement de soumission extrême. On observe aussi des troubles de la conduite alimentaire ou du sommeil, des scarifications, des tentatives de suicide, des addictions à l’alcool ou la drogue, une dépendance affective et sexuelle…
La versatilité fréquemment observée des symptômes (alternance entre des phases de dépression, de mise en danger, d’agressivité, de crises…) peut être interprétée comme une tentative désespérée de trouver une issue à l’angoisse et la souffrance psychique permanentes.

Le recours à l’agir violent pour échapper à l’angoisse

Le recours à l’agir violent, notamment sexuel, fait partie de ces tentatives illusoires d’échapper ainsi à l’angoisse. En voici un autre exemple :
Angélique, 12 ans, est orpheline de mère depuis six mois. Sa grand-mère vient à son tour de décéder. Atteinte d’un cancer en phase terminale, la maman d’Angélique avait écrit au juge des enfants pour le supplier de ne pas confier sa fille après sa mort à son père, duquel elle était séparée depuis très longtemps. Angélique a donc été placée en foyer éducatif. Son père a obtenu un droit de visite médiatisé car aucun élément probant ne permettait de confirmer les allégations de la mère.

Angélique ne montrait que de la colère et de la dureté. Aucune tristesse ne semblait l’atteindre. Un jour, elle a bloqué une camarade de classe dans les toilettes du collège, commencé à la toucher dans ses parties intimes et lui a dit : « tu veux que je te montre comment on viole les petites filles ? ». L’école a prévenu l’établissement éducatif de ce fait, ce qui a permis, après un travail laborieux, qu’Angélique raconte ce qu’elle avait subi dans sa petite enfance.
Angélique refusait jusque-là tout entretien avec moi, me regardait avec colère et mépris. Un jour j’ai tenté une autre approche que la bienveillance : je l’ai provoquée en disant avec une colère feinte que j’en avais assez d’être traité comme si je n’existais pas, en surjouant émotionnellement la scène.

Ce stratagème a fonctionné : son visage est devenu tout rouge et elle m’a incendié du regard en se mordant les lèvres. Intuitivement j’ai pensé tenir là une occasion d’entamer un travail psychothérapique avec elle (du fait qu’elle se montrait enfin déstabilisée et perdait le contrôle émotionnel). J’ai alors laissé un mot à son intention à ses éducatrices pour lui proposer de la recevoir le surlendemain à la sortie du collège.

Le jour venu, la mineure ne s’est pas présentée au rendez-vous que je lui avais fixé. Ne la voyant pas venir, je me suis mis à écrire un récit imaginaire basé sur mon ressenti envers Angélique. Le texte commençait par « il était une fois une petite fille qui avait versé toutes les larmes de son corps. Sa maman et sa grand-maman étaient malheureusement décédées. Seule au monde, la petite fille avait pris une décision, celle de s’endurcir pour ne plus avoir jamais à souffrir… »

C’est alors que j’entamais ce récit qu’Angélique surgit dans mon bureau pour me lancer : « je viens vous dire que je ne viendrai pas ! ». Je l’ai rattrapée au moment où elle allait claquer la porte : « Angélique, ne pars pas ! j’étais justement en train d’écrire un texte en pensant à toi. » S’ensuit alors une séquence de claquements de portes répétées : « vous n’avez pas le droit d’écrire sur moi ! », « qu’est-ce que vous avez marqué ? », « pfff ! n’importe quoi ! » ...
Puis, plus rien pendant cinq minutes, jusqu’au moment où Angélique entre à nouveau dans mon bureau, mais cette fois-ci en rampant comme un bébé qui ne sait pas encore marcher à 4 pattes (elle faisait du « crawling ») et se hisse ensuite laborieusement sur la chaise en face de moi avant de s’écrouler sur le bureau meuble.
Je lui demande si elle n’est pas trop épuisée de ce qui vient de se passer. Elle opine de la tête. Je lui dis que je suis également épuisé. Elle me chuchote alors avec une petite voix « on reprend ? ».

À partir de cet entretien, très atypique, j’ai pu poursuivre les rencontres avec Angélique. Je précise que je n’ai jamais su si elle avait été abusée par son père ou si c’étaient des allégations de sa défunte mère. Quoi qu’il en soit, Angélique acceptait désormais de venir me parler, occasionnellement, à son rythme. Un jour elle a demandé à aller se recueillir sur la tombe de sa mère. Ses premières larmes ont coulé à nouveau à cette occasion.

Un mécanisme psychologique bien connu consiste à s’identifier à l’agresseur pour ne plus subir l’angoisse d’être victime. Lorsqu’on joue avec un enfant au loup et aux petits cochons, l’enfant préfère être celui qui dévore plutôt que celui qui est dévoré…
C’est la raison pour laquelle il faut tout à la fois interdire fermement le recours à la violence et sanctionner les mineurs auteurs mais s’interroger dans le même temps sur le vécu antérieur de ces mineurs.

Les auteurs de violences intrafamiliales

Les auteurs des violences intrafamiliales sont majoritairement les parents mais parfois les frères ou sœurs des mineurs.
Dans certaines situations l’inceste est manifeste dans toutes les interactions. On le décèle plus ou moins rapidement, notamment par les comportements sexuels inadaptés entre frères et sœurs.

Sandra, 2 ans, est surprise par son assistante familiale à masturber son frère de 5 ans. Les deux enfants seront alors placés en internat éducatif et rejoindront ainsi leurs deux grandes sœurs, toutes deux ayant des comportements très érotisés. Les enfants, reçus individuellement et en entretien de fratrie, révéleront après plusieurs années de placement des comportements pervers de leur mère. Elle abusait régulièrement de tous ses enfants, les installant par exemple tous nus sur un lit pour qu’ils la regardent avoir des relations sexuelles avec différents partenaires et les incitait à avoir des relations sexuelles avec eux.

À 5 ans, Sandra m’avait fait dans mon bureau un joli dessin coloré et m’avait annoncé avec sa petite voix douce qu’elle savait dorénavant écrire les lettres de son prénom. Ayant eu connaissance par les éducateurs que Sandra avait écrit partout sur les murs PD, je lui avais dit qu’elle savait aussi écrire P et D. Elle s’est alors mise en colère, hurlant « je ne suis pas pédophile », m’avait demandé avec intensité dans sa voix de faire un autre dessin, qu’elle a gribouillé tout en noir celui-là, et m’a demandé si je pouvais aller dans le jardin avec elle. Nous sommes donc sortis ; elle a commencé à frapper un arbre avec un bout de bois qu’elle avait ramassé afin de tenter de se décharger de toute la violence qu’elle ressentait en elle à évoquer ce qu’elle subissait.

À partir de cet entretien, la parole de tous les enfants de la fratrie s’est libérée. Une information préoccupante a été envoyée aux autorités de tutelle. La mère a été privée de ses droits de visite et une instruction pénale a été engagée. Les enfants sont restées quelques années encore en établissement éducatif. Trois d’entre eux s’en sont relativement bien sortis. Malheureusement une des grandes sœurs de Sandra a évolué vers des conduites prostitutionnelles.
Nous devons accepter humblement que nos accompagnements psycho-éducatifs sont parfois inopérants et ne garantissent pas la guérison des plaies de l’âme.

Dans d’autres situations, on a affaire à des parents démunis qualifiés de « non protecteurs » :
Laura, 7 ans, a été victime de son demi-frère, âgé de 17 ans. Laura avait parlé des faits à sa maman. Celle-ci avait demandé à son fils d’arrêter ses agissements, sans toutefois parvenir à ce qu’il lui obéisse. La mère, par crainte des conséquences, n’a pas contacté les services sociaux mais pensait remédier au problème en achetant à son aîné une poupée gonflable. Bien entendu, cela n’a pas empêché son fils d’abuser à nouveau de sa petite sœur. Laura parlera à son enseignante, qui l’écoutera avec douceur et empathie. Elle contactera les services sociaux et la fillette sera confiée à une MECS.

Il arrive aussi que des enfants d’une même fratrie « se consolent » du délaissement ou de l’abandon de leurs parents :
Ludovic, 10 ans a été initialement placé avec ses deux sœurs (12 ans et 8 ans) dans un même établissement éducatif. Tous trois ont été surpris dans une interaction sexuelle, ce qui a conduit à réorienter le garçon, jugé « auteur » et mettre en place des visites médiatisées avec ses sœurs, estimées « victimes ». Les enfants avaient un an auparavant été mis à la porte par leur mère de façon violente : elle avait préparé une valise, poussé ses trois enfants dehors et appelé leur père pour qu’il s’en occupe. Puis elle n’avait plus jamais souhaité revoir ses enfants.

En entretien, j’ai dit au garçon qu’il avait dû être très malheureux et effrayé de la situation.
Ludovic m’a répondu que non, que pour ne pas pleurer, il s’était lui-même giflé à plusieurs reprises...
En s’infligeant cette douleur physique, Ludovic cherchait à échapper à une souffrance plus envahissante : celle causée par l’abandon et le désamour maternel. L’enfant tentait aussi de s’endurcir pour ne plus être un enfant sans maman, pour devenir le plus rapidement possible un homme (les hommes ne pleurent pas ?) Ludovic souffrait de surcroît d’une maladie métabolique qui entravait sa croissance staturale. Le jeune garçon nous réclamait de porter une cravate, qu’on lui achète un cartable d’adulte.
Il était parfois très odieux avec les éducatrices, comme pour justifier qu’il n’était pas « aimable », pas digne d’être aimé.

Les trois frère et sœurs s’étaient tout à la fois « consolés » dans l’interaction sexuelle à l’origine de leur séparation (ils ont dit qu’ils « faisaient l’amour » alors qu’ils vivaient sans l’amour parental) et jouaient à « papa-maman », non comme dans un jeu symbolique, mais « pour de vrai », comme pour se convaincre qu’ils n’auront plus désormais besoin de leurs parents puisqu’ils qu’ils sont déjà suffisamment, grands.
Mais la pensée magique n’a que des effets illusoires et parfois très nuisibles à son développement.

Ludovic avait par ailleurs un « jeu » étrange en première analyse : l’enfant courait pour attraper par derrière les jambes d’une éducatrice et se laisser ensuite glisser en dessous d’elle pour ressortir rapidement par l’avant, avec un grand sourire jubilatoire.
Repris plusieurs fois sur son comportement, Ludovic continuait cependant de « jouer » à cela.
Pensant à l’abandon subi par l’enfant, son « jeu » m’évoquait la mise en scène d’un accouchement magique (la mise bas d’un enfant). Peut-on renaître une seconde fois, d’une mère aimante cette fois ?
Le travail psycho-éducatif auprès de Ludovic a consisté à le remettre dans son âge ( ni déjà homme, plus jamais bébé), à l’accompagner dans le travail du deuil d’une mère qui n’arrivait pas à aimer ses enfants et à convaincre les services de l’ASE qu’il fallait renouer les contacts entre la fratrie : il n’y a pas un auteur de violence sexuelle et deux victimes mais trois victimes de carences affectives, en risque de chercher une compensation affective par des comportements sexuels désadaptés.

En conclusion

En conclusion, les quelques exemples énoncés ci-dessus montrent la complexité des situations rencontrées en protection de l’enfance. La prise en charge de l’enfant victime de violences sexuelles doit être menée avec attention, patience et détermination, douceur et fermeté, dans une approche multiple, éducative et thérapeutique.

Il nous faut accueillir l’enfant au présent, l’aider à avoir une lecture intelligible de son passé, prendre en compte sa parole, ses besoins, l’accompagner un bout de chemin pour qu’il poursuive le plus sereinement possible son parcours de vie.

Aucun traitement psychologique n’est efficace à coup sûr. Nous devons rester humbles en la matière, apprendre par l’expérience et l’écoute de l’enfant, être confiants et vigilants, travailler en partenariat et poursuivre nos recherches.

Richard Ziadé, mise en ligne avril 2024
Peintures d'Hélène Schjerfbeck

1- On trouve cet article dans l’ouvrage collectif Violences sexuelles entre mineurs, agir, prévenir guérir sous la direction de Olivier Sarton et Claire de Gatellier, Ed. Artège 2023. Retour au texte