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Résistantes de l'ombre
Samuel Laurent Xu

Au Chili, durant la dictature de Pinochet, par la désobéissance civile et les actions clandestines, de nombreuses femmes chrétiennes ont combattu sans relâche, l’autoritarisme, la torture et les disparitions forcées. Ces actrices de premier plan n’ont pourtant jamais été entendues et ont parfois même été réduites au silence au sein de leur propre Église (1). Samuel Laurent Xu nous raconte l’histoire de ces femmes de l’ombre, source d’inspiration pour aujourd’hui. Les passages suivants sont extraits de son livre Des femmes contre Pinochet, Odile Loubet et les résistances de l’ombre (Chili 1973-1990), Karthala 2023.

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Des femmes invisibles de la résistance chilienne

« On parle peu du travail des religieuses, pendant la dictature militaire. Peut-être parce qu’elles ne voulaient pas être vues, ou à cause du machisme qui se produit dans les structures ecclésiastiques. Il pourrait s’agir des deux, mais le fait est que les religieuses se déplaçaient en silence, avec un profil bas, conspirateur ; leurs pas n’étaient perçus que par ceux qui faisaient partie du tissu social » (2).

Le récit qui va suivre propose de donner la parole, parfois pour la première fois, aux religieuses et laïques des quartiers populaires qui participèrent à l’agitation et à la contestation de l’ordre autoritaire durant les dix-sept années du régime dictatorial. (…)

La mise en relief de ces différents témoignages permet de proposer une histoire sociale, « par le bas », des femmes invisibles de la résistance chilienne. Les religieuses engagées au côté du peuple n’ont presque pas été entendues depuis le début de la transition démocratique. Les travaux sur la résistance chrétienne au régime dictatorial chilien se sont majoritairement focalisés sur le rôle de la hiérarchie catholique. (…) Les religieuses y sont souvent réduites aux rôles d’auxiliaires pastorales, d’éducatrices et d’infirmières. Pour déconstruire l’approche androcentrée et la surreprésentation des témoignages masculins, il est nécessaire de déplacer la focale pour s’intéresser aux femmes qui furent aussi l’Église, avec les hommes. Même si elles ne jouissaient pas des mêmes privilèges que leurs homologues du clergé, certaines se sont engagées radicalement aux côtés des plus démunis. Elles ont fait preuve de courage et de détermination, au nom de Jésus-Christ, allant jusqu’à mettre leur vie en péril pour défendre les persécutés.

L’absence de mise en valeur de leur travail pastoral, social et politique témoigne de l’aspect souterrain de cette histoire, ainsi que du machisme qui continue d’imprégner l’Église catholique et certains de ses réseaux, qui ont fait le choix de ne pas se rappeler celles qui, dans l’ombre, ont marché aux côtés des prêtres et des religieux. (…)

Pour de nombreux chrétiens engagés durant cette période, cette expérience de lutte contre la dictature et contre certains secteurs de l’institution catholique constitue un moment de profonde joie au sein d’une Église où prêtres, religieuses et laïcs marchent ensemble vers le Royaume de Dieu ; une période de quête spirituelle et mystique à la recherche d’un « Lui » bel et bien vivant, qui s’incarne dans les plus pauvres, et de résistance fraternelle face aux exactions et à l’impunité.

A la base de véritables formes de résistance et d’émancipation

Dès les années 1973-1974, les ponts créés entre le spirituel et le social dans de nombreuses chapelles des poblaciones favorisent la prise d’initiatives pour répondre à la répression économique. C’est le cas des ollas comunes (pots communs), animées par les pobladoras (3) de chaque quartier qui mettent en commun leurs maigres ressources. Au sein de ses cantines, les femmes cuisinent ensemble pour toute la communauté et distribuent les repas quotidiennement. La viande est rare et la plupart des marmites contiennent peu de protéines. Pour réunir les ingrédients nécessaires, les religieuses accompagnent ces femmes aux marchés de la capitale à la recherche des invendus et sollicitant la générosité des producteurs. Elles participent aussi au comprando juntos (achat de groupe) qui vise à réduire les coûts unitaires en achetant de plus larges quantités. Des caisses solidaires sont créées afin de financer ces achats, ainsi que des comités qui veillent à la redistribution. Ces cantines populaires deviennent également des espaces d’opposition au régime et de manifestation antiautoritaire, où les femmes jouent un rôle prépondérant, facilitant les rencontres, la libération de la parole et l’auto-estime. Cette dynamique d’empowerment (d’autonomisation) est soutenue par les religieuses qui y participent et favorisent l’engagement des femmes pobladoras ; loin des pratiques des « centres de mères » (CEMA-Chile) gérés par le régime où les femmes des quartiers populaires sont considérées comme des « mineures incapables d’exercer leur citoyenneté ».

Les familles pauvres se préoccupent avant tout des enfants et des comedores infantiles (cantines pour enfants) voient le jour avec le soutien du Comité pour la Paix, puis du Vicariat de la Solidarité. (…) Exclues de la consommation, les communautés chrétiennes de base survivent et les organisations locales se multiplient, comme les comités de chômeurs, les équipes de jeunes et de santé, les coopératives pour le logement ou les clubs sportifs solidaires. Des formations professionnelles sont délivrées afin d’accompagner les plus précaires et des ateliers d’artisanat sont mis en place pour générer des revenus primaires. C’est le cas des arpilleristas, des pobladoras artistes et artisanes qui brodent avec des tissus colorés sur des toiles de sacs – de pommes de terre, de farine, etc. – des scènes dissidentes, des slogans ou simplement le nom de leurs disparus. Elles se réunissent chaque semaine dans plus de deux cents lieux à Santiago, essentiellement hébergées par les paroisses des poblaciones. Ces femmes sont à la base de véritables formes de résistance et d’émancipation, matérialisées par des productions marginales dont elles reçoivent le bénéfice des ventes et qui marquent profondément la culture populaire chilienne. Dans ces mêmes communautés, des cours du soir sont organisés et des ateliers de lutte contre l’alcoolisme et la toxicomanie sont mis en place, avec des groupes de parole et des consultations pour répondre aux situations de violence intrafamiliales.

Au même titre que les opérations d’asile les plus risquées, ce travail continu durant les dix-sept années de dictature témoigne de l’importance des religieuses engagées dans les poblaciones. Ces services d’assistance et d’entraide, largement marginalisés et considérés comme accessoires dans l’imaginaire collectif de la résistance, sont pourtant essentiels. Myriam Espinoza, pobladora du Montijo, se souvient d’Odile, de Magdalena et d’Elena comme de ses « maîtres qui firent en sorte que la communauté devienne une famille ». Au début des années 1980, les trois communautés chrétiennes de base de la poblacion sont en effet exclusivement animées par des religieuses. Myriam témoigne de l’importance de leur entrega (4) : « Leur force, leur bravoure et la confiance qu’elles nous témoignaient nous donnaient le courage pour faire face à ce dur moment de l’histoire. Je me rappelle de ce qu’Elena me disait comme d’une leçon de vie : ‘ici, il n’y a pas de place pour le désespoir’ » (5). Les religieuses sont quotidiennement consultées pour des préoccupations vitales et assurent une part importante du travail affectif et relationnel. (…)

Bien que ce soutien réponde à une certaine « logique féminine » de l’action, les religieuses dépassent les attributions genrées : elles investissent l’espace public, agissent dans la clandestinité, participent à l’édition de revues et de bulletins interdits, et se solidarisent avec les différents groupes de résistance. Elles redirigent le travail des communautés de base vers les organismes compétents, comme le Vicariat de la Pastorale ouvrière pour les travailleurs, et sont indispensables au mouvement des pobladores. Le leadership de ces femmes religieuses et laïques, invisibilisé par le patriarcat, entretient la sociabilité et la cohésion de nombreuses organisations économiques populaires, qui comptent environ 200 000 participants au début des années 1980. (…)

Une source d’inspiration pour aujourd’hui

Durant les années de dictature, plusieurs congrégations religieuses ont du mal à accepter ces religieuses qui sortent de leurs couvents pour épouser la vie des plus pauvres. Ces dernières sont alors contraintes soit de réintégrer des communautés classiques, soit de sortir – temporairement ou définitivement – de la vie religieuse. Cela ne se fait pas sans souffrance. L’une d’entre elles, Marie-Denise, écrit à sa supérieure :

« Je sais que je suis exclaustrée par la loi, mais la loi a peu d’importance dans ma vie depuis que je suis au milieu de ceux qui sont des « marginaux » depuis toujours. La source de vie est dans la fraternité qui nous unit à cause de la « Visitation » qui exige de nous l’annonce de l’Évangile aux pauvres ; dans cet esprit je m’unis à vous toutes. Évidemment, ça ne signifie pas être exempte de tensions et de souffrances. Je dois te dire que la peine la plus profonde que j’éprouve en ce moment est de voir l’Église latino-américaine et l’Église chilienne se réconcilier avec les régimes militaires et se soumettre en silence en face des modèles économiques qui oppriment les pauvres. (…) Heureusement que l’Église c’est aussi les pauvres. Aujourd’hui, ils sont opprimés ; demain ils seront libérés à cause de Jésus-Christ présent au cœur de l’histoire. J’en suis sûre parce que je vis avec eux et je sais qu’avec patience ils construisent la société future et qu’ils vivent aujourd’hui humblement la fraternité, la démocratie et l’amour »(6).

Les dizaines de religieuses et laïques de Santiago qui font partie de cette étude ont représenté une source d’inspiration constante sans laquelle celle-ci n’aurait pu exister. La reconstitution partielle réalisée par cette étude invite donc à poursuivre les efforts pour que les figures féminines et chrétiennes de la résistance ne vivent plus seulement dans l’ombre des hommes d’Église. (…) Ces trajectoires de lutte(s) et de résistance(s) peuvent aussi servir de source d’inspiration aux générations actuelles. Depuis la pandémie de COVID-19, ces femmes se sont réorganisées et se tiennent debout au sein des ollas comunes et du comprando juntos des organisations territoriales de Pudahuel, de Cerro Navia et d’ailleurs. (…) Dans un pays fracturé, où la hiérarchie de l’Église a cessé de se préoccuper de la libération des pauvres, les repères sont pourtant bousculés et le travail à mener semble long et difficile. (…) Le modèle néolibéral contre lequel sœur Odile et ses compagnes ont lutté n’a pas été dépassé. Pourtant, avec l’exemple et la reconnaissance du parcours de ces femmes invisibles de la résistance -religieuses et laïques – le combat continue pour une vie digne et sans prisonniers politiques ; pour construire ce monde solidaire auquel Nadine a cru toute sa vie.

Samuel Laurent Xu, mis en ligne décembre 2023
Arpilleras du Chili

Nadine Loubet (Sœur Odile en religion) est l'une des nombreuses femmes invisibles de cette histoire. Jean-Luc Rivoire lui a déjà consacré un article : Chili « Au nom de tous mes frères » D’après le journal de Nadine Loubet

1- Extrait de la 4ème page de couverture du livre de Samuel Laurent Xu. / Retour au texte
2- V. Bravo Vargas, Piedras, barricadas y cacerolas, Ed Universidad Alberto Hurtado 2017. / Retour au texte
3- Les pobladoras sont les habitants des secteurs sociaux les plus défavorisés de la société chilienne selon la distribution des revenus. / Retour au texte
4- Don de soi, dévouement. Terme caractéristique employé par les pobladoras et pobladores pour évoquer le travail des religieuses à leurs côtés. / Retour au texte
5- Entretien avec Myriam Espinoza Cuevas, poblacion El Montijo, octobre 2022. / Retour au texte
6- Lettre de Marie-Denise Dubois à sœur Madeleine Rochette, supérieure provinciale (Montréal) depuis Santiago le 12 avril 1981. / Retour au texte