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La liberté de parole dans l’Église
Philippe Lefebvre

Philippe Lefebvre est dominicain, professeur d’Ancien Testament de l’Université de Fribourg (Suisse). Dans une série de vidéos intitulée « Les mots de la Bible », il met ses compétences à la portée d’un grand public. Vous trouvez ici la transcription de celle qui concerne le mot grec « parrhesia » qui se traduit par « liberté de parole ». Philippe Lefebvre écrit : « L'Église, suppose la liberté de parole, selon le Nouveau Testament. Un exercice qui relie le croyant à l'être même du Christ. »

Pour accéder à la série « Les mots de la Bible », cliquer sur ce lien :
https://www.youtube.com/playlist?list=PLSyH8m_mftRcPR8n8qGLGG80n_qL7DUjk

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Je voudrais vous parler d’un mot important dans la Bible, qui est peut-être sous-estimé : le mot grec parrhesia que l’on traduirait par « la liberté de parole ». Parrhesia est composé de pan (qui signifie tout) et de rhesia (l’action de parler) : pan-rhesia qui devient parrhesia signifie exactement le pouvoir ou la capacité de tout dire. C’est un concept grec. L’Ancien Testament a été traduit en grec à partir du IIIe siècle avant notre ère. Dès cette époque, on traduit le Pentateuque. Les traducteurs font entrer ce mot très grec dans la Bible. Dans le livre du Lévitique, on dit que Dieu a fait sortir son peuple d’Égypte pour qu’ils aient la parrhesia, la liberté de parole.

Ce mot grec est une sorte de terme de base, constitutif de la culture grecque classique. Le citoyen, dans la cité, est celui qui a la liberté de parole. Un citoyen est quelqu’un qui est lui-même issu de parents qui sont des citoyens d’Athènes par exemple, mais aussi dans d’autres villes. Tout citoyen est invité à l’Assemblée du peuple qu’on appelle l’Ecclésia, qui a donné le mot Église. Le citoyen - l’homme libre - a la liberté de parole dans l’Assemblée : il peut interpeller les responsables de sa cité ou il peut dire à quelqu’un à un autre citoyen qu’il n’est pas d’accord avec lui pour telle et telle raison. »

Ce terme se trouve aussi dans l’éducation. Par exemple, chez Platon, le personnage de Socrate demande à ses étudiants d’avoir différentes qualités pour suivre son enseignement, notamment celle de comprendre, d’être prêt à recevoir son enseignement. Mais il leur demande aussi la parrhesia, c’est-à-dire de ne pas rester à écouter son enseignement sans parler par peur du maître : « Non, non, si vous ne comprenez pas ou si même vous vous opposez à moi, n’ayez pas peur, dites votre avis. Dites pourquoi vous ne comprenez pas ou pourquoi vous comprenez autrement telle ou telle chose ou concept. N’ayez pas peur de parler. » Le maître n’est pas une sorte de figure toute puissante devant laquelle il faut toujours se taire et accepter tout ce qu’il dit. La parrhesia - la capacité de tout dire - évidemment s’éduque. Il ne s’agit pas de dire n’importe quoi à tout moment, mais de pouvoir parler librement, pour le bien, pour la vérité, pour une meilleure compréhension ou pour proposer une autre idée qui va être débattue. Cela fait partie de l’éducation (la païdeïa) dans cette culture grecque centrée sur la parole.

Il est donc intéressant que dans la Bible, dans la vieille traduction grecque, on ait fait entrer ce mot si grec - si porteur de la culture grecque - et que le mot ait fait son chemin aussi dans la Nouveau Testament. Dans les Évangiles, on parle de la parrhesia. C’est même le dernier mot des Actes des Apôtres. On raconte que Paul est arrivé à Rome. Il est mis en prison en attendant le procès qu’il doit avoir, et il enseigne dans sa prison : il parle en toute parrhesia, en toute liberté de parole (Ac 28,31). Même la prison, au moins dans ce cas-là, n’empêche pas la liberté de parole. Pourquoi est-ce si important ? Parce que, justement, la Bible a assumé ce terme et ce qu’il signifie. C’est-à-dire que ceux qui sont réunis par Dieu, pour Dieu, par le Christ dans les Évangiles et avec lui, sont des êtres libres, qui ont la liberté de parole, la liberté de dire je ne suis pas d’accord avec ceci. Ils ont le pouvoir d’exercer cette liberté de parole dans l’Ecclesia, l’Assemblée du peuple, un autre terme que l’Ancien et le Nouveau Testament ont repris de la culture grecque. L’Ecclesia – qui donne le mot Église – n’est pas du tout un terme religieux. C’est un terme du vocabulaire de l’organisation sociale. Un terme politique : l’Assemblée du peuple qui rassemble des citoyens libres, doués donc de la liberté de parole.

Il est très important pour nous d’entendre cela. L’Église – l’Ecclesia, l’Assemblée du peuple où nous sommes réunis, suppose que la parole circule : on peut parler, dire je ne suis pas d’accord avec ceci, je ne comprends pas cela. Ce n’est pas la fin du monde. Au contraire, c’est le début. Parce que justement, les chrétiens savent que la parole que nous utilisons - quand elle est orientée vers la vérité, vers le bien de soi-même et des autres, vers la recherche, vers la quête de sens - cette parole vient de Dieu : c’est le Christ, le Verbe incarné, comme le dit ou le manifeste l’Évangile de Jean en particulier. Le Christ lui-même est cette parrhesia, cette Parole libre que Dieu nous donne dans l’incarnation de son Fils. Donc déployer la parrhesia dans l’Ecclesia - ou la liberté de parole dans l’Assemblée du peuple – c’est avoir part à ce que le Christ est fondamentalement et déployer une Parole qui est en lien avec sa Parole pour faire vivre la communauté.

Philippe Lefebvre