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Iconographie de l'abbé Pierre
Roland Barthes

Ce texte de Roland Barthes sur l’abbé Pierre a été écrit en 1956 (1). Nous savons aujourd’hui que la personnalité construite par l’abbé Pierre a recouvert - jusqu’à sa mort en 2007 - un comportement sexuel perverti dont de très nombreuses femmes ont été victimes. Il n’est pas le seul à s’être revêtu du manteau de la bonté ou de celui la sainteté pour cacher crimes ou exactions. D’autres ont choisi celui de la rectitude dogmatique ou morale pour recouvrir leurs perversions. Puisse ce texte nous inciter à exercer une « sainte méfiance » à leur égard et à écouter en vérité leurs victimes !

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Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne de prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité.

La coupe de cheveux, par exemple, à moitié rase, sans apprêt et surtout sans forme, prétend certainement accomplir une coiffure entièrement abstraite de l’art et même de la technique, une sorte d’état zéro de la coupe : il faut bien se faire couper les cheveux, mais que cette opération nécessaire n’implique au moins aucun mode particulier d’existence : qu’elle soit, sans pour autant être quelque chose. La coupe de l’abbé Pierre, conçue visiblement pour atteindre un équilibre neutre entre le cheveu court (convention indispensable pour ne pas se faire remarquer) et le cheveu négligé (état propre à manifester le mépris des autres conventions) rejoint ainsi l’archétype capillaire de la sainteté : le saint est avant tout un être sans contexte formel ; l’idée de mode est antipathique à l’idée de sainteté.

Mais où les choses se compliquent – à l’insu de l’abbé, il faut le souhaiter – c’est qu’ici comme ailleurs, la neutralité finit par fonctionner comme signe de la neutralité, et si l’on voulait vraiment passer inaperçu, tout serait à recommencer. La coupe zéro, elle, affiche tout simplement le franciscanisme ; conçue d’abord négativement pour ne pas contrarier l’apparence de la sainteté, bien vite elle passe à un mode superlatif de signification, elle déguise l’abbé en saint François. D’où la foisonnante fortune iconographique de cette coupe dans les illustrés et au cinéma (où il suffirait à l’acteur Reybaz de la porter pour se confondre absolument avec l’abbé).

Même circuit mythologique pour la barbe : sans doute peut-elle être simplement l’attribut d’un homme libre, détaché des conventions quotidiennes de notre monde et qui répugne à perdre le temps de se raser : la fascination de la charité peut avoir raisonnablement ces sortes de mépris ; mais il faut bien constater que la barbe ecclésiastique a elle aussi sa petite mythologie. On n’est point barbu au hasard, parmi les prêtres : la barbe y est toujours missionnaire ou capucin, elle ne peut faire autrement que signifier apostolat et pauvreté ; elle abstrait un peu son porteur du clergé séculier ; les prêtres glabres sont sensés plus temporels, les barbus plus évangéliques : l’horrible Frolo (2) était rasé, le bon père de Foucauld barbu ; derrière la barbe, on appartient un peu moins à son évêque, à la hiérarchie, à l’Église politique ; on semble plus libre, un peu franc-tireur, en un mot plus primitif, bénéficiant du prestige des premiers solitaires, disposant de la rude franchise des fondateurs du monachisme, dépositaires de l’esprit contre la lettre : porter la barbe, c’est explorer d’un même cœur la Zone, la Britonnie ou le Nyassaland.

Évidemment, le problème n’est pas de savoir comment cette forêt de signes a pu couvrir l’abbé Pierre (encore qu’il soit à vrai dire assez surprenant que les attributs de la bonté soient des pièces transportables, objet d’un échange facile entre la réalité, l’abbé Pierre de Match, et la fiction, l’abbé Pierre du film, et qu’en un mot l’apostolat se présente dès la première minute, tout prêt, tout équipé pour le grand voyage des reconstitutions et des légendes). Je m’interroge seulement sur l’énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l’identité spectaculaire d’une morphologie et d’une vocation : ne doutant pas de l’une parce qu’il connaît l’autre ; n’ayant plus accès à l’expérience même de l’apostolat que par son bric-à-brac et s’habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté ; et je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice.

Roland Barthes, mise en ligne juin 2025

1- Extrait de Roland Barthes Mythologies, pages 51-52, Ed. du Seuil 1957. / Retour au texte
2- Allusion à un passage du livre de Victor Hugo Notre Dame de Paris : Esméralda, une jeune et séduisante gitane, danse sur le parvis de Notre Dame. L’archidiacre de Notre-Dame, Claude Frollo (Frolo dans le texte de Roland Barthe), succombe à sa séduction et tente d’enlever Esméralda avec l’aide de Quasimodo, le sonneur de cloches. / Retour au texte