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Le christianisme aux mille éclats
Christine Fontaine

Et si l'Église n'était pas d'abord une institution délimitant un dedans et un dehors, mais une communauté de croyants en partance ? Loin de la tentation de restauration comme de l'émiettement individualiste, Christine Fontaine esquisse les contours d'un « christianisme éclaté » qui fait place au mystère de l'autre. Une réflexion sur une foi qui se vit en dépassant tout enfermement identitaire (1).

(0)Commentaires et débats

Murés dans la Vérité

Jean-Michel Dunand (2) est né dans une famille catholique et il est lui-même, depuis l’enfance, attiré par le Dieu que révèle Jésus-Christ. Il est également, sans savoir pourquoi, davantage attiré par la beauté des hommes que par celle des femmes. Dans sa famille, on parle d’un cousin qui a cette tendance et on sourit de lui. Il n’a pas envie d’être traité avec cette condescendance amusée, donc il garde pour lui cet attrait. C’est son secret. Mais à l’adolescence, ceux de son âge se rendent compte de ses allures homosexuelles et ils ne l’épargnent pas. Jean-Michel voudrait tant pouvoir se fondre dans le groupe, être comme les autres… Dans sa quête de Dieu, il rencontre des chrétiens qui lui disent pouvoir répondre à son désir. Nul, selon eux, n’est homosexuel de naissance. C’est une maladie. Cependant Jésus-Christ n’est pas venu pour nous juger. Puisque Jean-Michel est croyant, à coup sûr Dieu le guérira même s’il y faut du temps. L’important est de prendre le bon chemin et ils proposent de l’accompagner sur ce chemin qui mène soit à la chasteté totale, soit à l’hétérosexualité… selon ce que Dieu voudra…

Jean-Michel consent d’autant plus à cette démarche que d’une part il désire être comme tout le monde et que d’autre part il veut répondre au désir de Dieu. Pendant des années, il participera à des rencontres, personnelles ou en groupe, dans le but de « chasser le démon de l’homosexualité de son corps ». Rien n’y fait. C’est, lui dit-on, que ce démon est particulièrement résistant chez lui et qu’il faut alors passer à la phase supérieure. Puisque Jean-Michel est possédé, seuls des exorcismes le « déposséderont ». Il en subira huit en l’espace de deux ans et fera deux tentatives de suicide. Jusqu’au jour où, au moment d’entrer une fois encore dans l’une de ces « thérapies », il s’écrira intérieurement : « C’en est assez ! Je suis qui je suis ! Cette fois, ils ne m’auront pas ! »

Que s’est-il passé dans l’esprit de ces prétendus « thérapeutes » pour qu’ils en viennent à une telle aberration ? Ils étaient prisonniers de leur vérité : ils savaient que l’homosexualité est une maladie. Pourquoi ? Parce que selon eux l’hétérosexualité est une loi naturelle nécessairement bonne puisqu’elle est créée par Dieu. La Bible, toujours selon eux, confirme cette loi. Ils savaient aussi que l’homosexualité avait été rayée, depuis le début des années 1990, du registre des maladies psychiatriques. Mais, pour eux, ce n’était qu’une conséquence de ce climat de permissivité démoniaque qui s’est emparé de nos sociétés. Ces soi-disant thérapeutes prétendaient, au nom de Dieu, résister à ce monde mauvais en même temps qu’ils en délivreraient un possédé. En plus, à en croire Jean-Michel, ils étaient gentils. Ils n’en étaient que plus redoutables. Ils voulaient collaborer à son salut mais ils le menaient à sa perte.

En fait, prétendant posséder la vérité sur l’homosexualité, ils « possèdent » les homosexuels qui s’en remettent à eux. Ils les possèdent dans l’acte même par lequel ils les exorcisent. Pratiquer un exorcisme dans ces conditions ressemble à un viol auquel on aurait forcé le pénitent à consentir. Un viol qui s’accompagne d’un abus de faiblesse… mais commis en toute bonne conscience. Car ils étaient « gentils » et c’est par bonté qu’ils ont agi ! Il y a bien du démoniaque là-dedans mais pas du côté où les « thérapeutes » ont cru le discerner.

Sortir de l’anonymat

Un jour Jésus disait aux pharisiens : « Celui qui entre par la porte, c’est lui le pasteur, le berger des brebis. Le portier lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix. Ses brebis à lui, il les appelle chacune par son nom, et il les fait sortir » (Jn 10, 2-3). Jésus a très peu parlé de sexualité et jamais d’homosexualité. Est-ce parce qu’il en ignorait la réalité ou parce qu’elle n’existait pas à son époque ? Mais elle a toujours existé. N’est-ce pas plutôt parce que pour lui quelqu’un n’est pas d’abord ceci ou cela, homo, trans ou hétérosexuel mais une personne qu’il appelle par son nom ? Jean-Michel, parce qu’il est croyant, voulait répondre à l’appel du Christ. Mais il ne pouvait l’entendre qu’en faisant un pas de côté par rapport à l’appel à la conversion tel que ces prétendus « bergers » l’entendaient. Il s’agissait pour lui d’une question de vie ou de mort. Le jour où il a dit non à une conversion qui consistait à le faire entrer de force sous la loi de l’hétérosexualité, il a fait le pas qui lui a permis de se tourner du côté de la vie.

Parce que Jean-Michel est homosexuel – homosensible préfère-t-il dire – il est obligé d’inventer une existence à la suite de Jésus qui lui est propre. Paradoxalement, sa vie – en étant autre que celle de la majorité des baptisés – inscrit une altérité irréductible que l’Église est appelée à accueillir. Ne pas le faire c’est acculer l’autre soit à abandonner la foi soit à le pousser au suicide. Jean Michel, à cet égard, est un révélateur de ce qui se passe quand se convertir (ou convertir les autres) consiste à se conformer à une norme ou à faire de la vérité un absolu. Il est révélateur du pas de côté à faire, du retournement à opérer, pour ne pas se fracasser contre un mur ou ne pas laisser se fracasser les autres.

On reconnaît ceux que le Christ appelle par leur nom à ce qu’ils font toujours un pas de côté quand une vérité s’érige en absolu, fût-elle proclamée au nom de la « nature », de la Bible ou de la Tradition. Dans le même mouvement, ils font un pas… les uns vers les autres. Répondant à un appel indicible qui rejoint chacun dans son histoire en ce qu’elle a d’unique, ils s’appellent par leur nom, leur prénom de baptême. La fraternité entre croyants est le fondement de l’Église. Il se sépare du Christ et de son Corps qu’est l’Église celui qui ne fait pas passer avant tout - comme fondement de tout - la volonté d’être simplement un frère ou une sœur parmi d’autres. On peut être appelé à telle ou telle fonction, si celui qui l’exerce quitte le terrain de la fraternité il se met lui-même hors-jeu, hors Église.

Ceux que Jésus-Christ appelle par leur nom se reconnaissent au goût qu’ils ont à vivre en frères. Ils se portent, se supportent mutuellement et partagent leur vie quotidienne comme on partage le pain à la table de Dieu. Ils ont pour compagnon quelqu’un qui à l’étape, bien loin de les juger, leur lavera les pieds pour les soulager des fatigues du chemin. Le peuple de Jésus-Christ est un peuple qui, pour avoir reçu l’appel de Dieu à une vie fraternelle, ne veut plus s’en laisser déposséder. On reconnaît ceux qui suivent le Christ à ce qu’ils font tous un pas de côté quand on veut les soumettre à une autre forme de vie : « Quand il a conduit dehors toutes ses brebis, il marche à leur tête, et elles le suivent, car elles connaissent sa voix. Jamais elles ne suivront un inconnu, elles s'enfuiront loin de lui, car elles ne reconnaissent pas la voix des inconnus » (Jn 10,3).

Certes l’obéissance commune à des lois marque les limites d’un peuple et permet de le distinguer d’autres peuples qui ont des lois différentes. Et si lois il y a, il faut nécessairement mettre en place des personnes chargées de les faire respecter. Mais, à l’intérieur de cet ensemble, l’obéissance aux lois crée une uniformité – un conformisme - dont l’expérience de Jean-Michel révèle à quel point elle peut être mortifère. Aucun peuple ne peut vivre sans loi mais le christianisme marque le dépassement nécessaire de toute loi (humaine ou divine) en vue d’une humanité fraternelle. En effet si les lois permettent de vivre ensemble, à elles seules elles ne font que des « citoyens » anonymes. Seul le dépassement des lois permet de considérer chacun dans son histoire singulière. La loi trace la limite entre le permis et l’interdit. Elle juge des actes mais elle ignore le « cœur », c’est-à-dire ce qui a poussé telle personne à poser cet acte. Seul le dépassement de la loi permet de resituer un acte dans une histoire personnelle. La loi considère chacun comme un citoyen parmi d’autres, son dépassement fait de chaque personne un sujet. La loi permet de juger, son dépassement permet de discerner. Jésus-Christ - selon les évangiles - se situe dans ce dépassement de la Loi. Il considère chaque personne comme un sujet, quelqu’un d’unique au monde pour lui et pour Celui qu’il appelle son Père. La Loi fait des justes et des coupables. Son dépassement par Jésus permet à chacun d’être connu – reconnu – sans pour autant être jugé.

« Le christianisme éclaté » (3)

Qu’est-ce que l’Église ?
Poser la question ainsi c’est attendre en réponse une définition qui la distingue de ce qu’elle n’est pas. D’une certaine manière on attend une réponse « dogmatique ». De l’Église catholique on dira alors qu’elle a une constitution hiérarchique, contrairement à d’autres confessions chrétiennes ou à d’autres religions. Sa hiérarchie a pour charge de mener à Dieu en définissant pour les fidèles le Vrai (par ses dogmes), le Bon (par sa morale), le Beau (par ses rites). Ses lois permettent de délimiter un espace : celui des pratiquants, même si les règles de la pratique deviennent moins exigeantes… pas assez pour certains. Quelle que soit la manière dont elles évoluent, ces lois définissent néanmoins un dedans et un dehors. À l’intérieur, la fraternité entre les « fidèles » n’est pas exclue. Elle est même recommandée mais elle se réduit souvent à un entre soi où tout le monde pense pareil. De l’extérieur, les chrétiens du dedans se protègent, y voyant souvent un ennemi… à moins qu’ils ne cherchent à convertir la société civile et les pratiquants d’autres religions. Selon Monseigneur Rouet, archevêque émérite de Poitiers, la majorité de ceux qui demeurent à l’intérieur est constituée d’une bourgeoisie qui rêve de restauration (4). Il est alors à craindre que ceux qui n’en rêvent pas continuent à rejoindre ceux qui sont déjà sortis.

Mais si, au lieu de décrire l’Église comme l’appartenance à une institution, on se demandait où sont les croyants… ceux qui – croyants à l’appel de Dieu – aiment à s’appeler par leur nom plutôt que par leurs titres ou leurs fonctions ? On découvre alors une autre Église, disséminée sous des formes très différentes. Les uns ont renoncé à toute appartenance à l’institution ecclésiale au nom de leur foi, d’autres y demeurent au nom de cette même foi. Les uns et les autres se reconnaissent à ce qu’ils n’absolutisent jamais leur forme de vie, convaincus que toute forme n’est jamais qu’une retombée de la foi. D’une foi dont on ne peut rien dire sinon que « ce n’est pas ça ». Cette Église est vivante ! Sa beauté réside dans cette différence de formes qui échappe à toute institutionnalisation. « C’est ce christianisme éclaté qui est en train de se propager sous les décombres d’une institution désertée », écrivait Michel de Certeau déjà en 1974. Renonçant pour lui-même à toute fonction de maîtrise, il se considérait comme un de ces électrons libres, « un de ces mille éclats flottants » (5) .

Le « christianisme éclaté » est le contraire du mouvement de restauration de l’Église. Il est également le contraire de son émiettement. En effet, on ne peut réduire la foi chrétienne à une démarche purement individuelle. Le mot « Église » prend racine dans un verbe qui signifie « appeler ». Il désigne tous ceux qui en appellent à d’autres croyants pour les aider à tenir dans la foi quand chez eux elle défaille. Il désigne tous ceux qui acceptent de s’aider mutuellement à croire que, grâce à Dieu, la vie sera plus forte que la mort. Si la foi est toujours une expérience personnelle et intime, elle ne peut jamais se réduire à n’être que cela. Nous avons besoin du témoignage les uns des autres aujourd’hui. Nous avons également besoin du témoignage des croyants qui nous ont précédés. S’il n’y a pas une unité entre ce que nous croyons quand nous parlons de résurrection et ce dont les premiers disciples ont fait l’expérience, tout s’effondre.

Cette nécessité de passer par d’autres n’est pas le signe d’une déficience. C’est la marque même du christianisme. Depuis qu’en Jésus-Christ, Dieu a épousé notre humanité, il s’est lié pour toujours à elle : il veut passer par des hommes et des femmes qui s’entraideront à espérer contre toute espérance que la Vie sera plus forte que la mort. S’aider mutuellement à croire au Dieu de Jésus-Christ revient à nous entretenir dans la foi et de la foi qui nous anime. Il existe une langue de Dieu que sont appelés à pratiquer tous les croyants. Mais, bien loin d’uniformiser les expressions particulières de la foi, la langue de Dieu fait toujours place au mystère de l’Autre. Elle n’est ni bavarde ni donneuse de leçons. Elle se fait silence par respect du mystère des autres, en particulier de ceux que l’on serait porté à ne pas écouter : le malade, le prisonnier, le délinquant, l’étranger.

La langue de Dieu est une voix de fin silence, une brise légère… rien qu’un souffle, un accent… L’Église, en ce sens, n’est pas un lieu qui définirait l’identité de ceux qui seraient dedans par opposition à d’autres qui seraient dehors car la brise se moque des frontières. Toute institutionnalisation ne sera jamais qu’une retombée de la foi qui appellera toujours à son dépassement. Quand on demande à Michel de Certeau comment il définirait son appartenance à l’Église, il répond : « Il s’agit moins de vivre une appartenance que d’apprendre à vivre en dépassant l’appartenance. C’est bien précisément ce qu’indique la différence entre le ‘lieu’ et le ‘chemin’. » (6)

Christine Fontaine, mise en ligne novembre 2025
Peintures de Dominique Penloup

1- Ce texte est extrait du livre de Christine Fontaine et Michel Jondot L’Eglise en question – Ed. Golias 2022. / Retour au texte
2- Jean-Michel Dunand et Viviane Perret, Libre. De la honte à la lumière, Presses de la Renaissance, 2011. / Retour au texte
3- Titre du livre de Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach, Le Seuil 1974 / Retour au texte
4- Entretien avec Monseigneur Rouet dans Témoignage Chrétien le 25 juillet 2019 / Retour au texte
5- In Michel de Certeau, le marcheur blessé, François Dosse, La Découverte / Poche 2007 – page 214. / Retour au texte
6- in Culture et foi n° 43-44 – Comme des nomades / Retour au texte